Dans une vidéo circulant sur Internet [1], un élève demande à son professeur : "Êtes-vous athée"? Le professeur marque un temps de réflexion, puis, feignant l'embarras, lui répond : "Il m'est bien difficile de répondre à ta question, car athée, cela veut dire 'sans Dieu'. Or je ne sais pas ce que c'est que Dieu. Ta question n'a donc pas plus de sens pour moi que celle que je te pose maintenant : 'Es-tu sans Karamatsouk?'" L'élève, mal à l'aise, bredouille : "C'est quoi un Karamatsouk?" "Ah, tu vois, c'est difficile de dire si on est sans quelque chose qu'on ne connaît pas. Un Karamatsouk, vois-tu, c'est un animal très bizarre que personne ne voit, qui a une tête de crayon et qui a la capacité de dessiner des cercles carrés. Si je te demande maintenant si tu crois dans le Karamatsouk, que vas-tu me répondre?" Le professeur n'attend pas la réponse de son élève rougissant, et tranche à sa place : "Eh bien tu vas me dire : 'vous dites n'importe quoi!' Et tu auras bien raison... Ainsi en est-il de la question de Dieu. Dieu? personne n'a jamais pu m'expliquer ce que cela pouvait bien vouloir dire. Le mot 'dieu' existe, oui - comme le mot 'Karamatsouk'. Quant à savoir s'il désigne quoique ce soit de réel..."
Cet échange pittoresque nous révèle que beaucoup aujourd'hui n'aperçoivent plus le problème de l'être posé par notre univers. Il s'agit pourtant de la question première, absolument fondamentale qui se pose naturellement à l'homme qui observe le réel et cherche à le comprendre avec sa raison [2].
Puisque rien dans l'univers n'existe par soi-même - rien n'est éternel, pas même les atomes comme on l'a longtemps cru - ; puisque TOUT naît, croît, s'use et meurt (y compris notre univers lui-même, semble-t-il) se pose la question du fondement même de l'être de notre univers [3]. D'où vient qu'il existe? Et d'où vient qu'il ait ces caractéristiques étonnantes que nous observons au microscope ou au téléscope? Est-il seul, nécessaire, incréé, sans aucun lien de dépendance ontologique avec une autre espèce d'être que lui (ce qui est la définition même de l'Absolu)? Ou bien est-il au contraire contingent, créé, radicalement dépendant d'un autre être que lui avec lequel il ne se confond pas - auquel il doit son existence et son essence.
Deux options possibles se présentent à nous, spontanément.
OU BIEN l'univers a sa raison d'être en lui-même : il ne dépend de rien ni de personne pour être ce qu'il est comme il est ; il est le seul être existant. Dans ce cas l'Absolu, c'est lui. Et Dieu est de trop.
OU BIEN l'univers n'a pas sa raison d'être en lui-même : il est incapable à lui seul de rendre compte de sa propre existence et de ses étonnantes caractéristiques ; il n'est pas l'Absolu.
Dans cette seconde hypothèse, deux sous-options se manifestent :
Ou bien l'univers n'est pas l'Absolu parce qu'il n'y a pas d'Absolu - il n'y a que du contingent.
Ou bien l'univers n'est pas l'Absolu parce que l'Absolu est autre que lui. L'Absolu existe, oui - mais ce n'est pas l'Univers. C'est un autre que l'Univers. Eh bien : c'est cet autre être absolu (qui ne dépend de rien ni de personne pour être ce qu'il est comme il est), qui n'est pas l'univers, que nous nommons 'Dieu'.
Voilà en quels termes se pose la question primordiale, fondamentale - la première de toutes les questions philosophiques : la question de l'être de l'univers - et la question de l'existence de Dieu qui en est le dérivé, qui lui est subséquente, attendu que 'Dieu' se présente comme l'une des deux options alternatives (il n'y en a pas 150) à la thèse de l'absoluité de l'univers.
Dieu n'est donc pas le Karamatsouk de notre professeur de lycée - à qui nous exprimons le regret que personne n'ait été capable de lui expliquer ce que le mot 'Dieu' pouvait bien signifier. Par 'Dieu', nous entendons l'Être absolu qui fonde l'existence de l'univers - et qui n'est pas l'univers -, selon l'une des deux branches de l'alternative qui se présente à nous dans l'hypothèse où l''univers n'aurait pas sa raison d'être en lui-même - ce qu'il faut examiner.
Si le mot 'Dieu' dérange (parce qu'il renvoie trop directement au Dieu des religions), on peut bien entendu en changer. Cela n'a aucune importance. A ce stade premier de notre réflexion, la question n'est pas de savoir QUI est Dieu - ni comment le nommer [4] ; la question est de savoir s'il existe, tout simplement - comme Absolu se situant en dehors du monde et posant le monde dans l'être.
Si la raison humaine nous conduit à penser, ainsi que nous allons le voir avec Claude Tresmontant :
*que notre Univers n'est pas l'Absolu,
* et que l'Absolu existe nécessairement
- autrement dit : que "Dieu" existe -
alors se posera ensuite la question de son identité, et de savoir si celle-ci peut être discernée dans les différentes propositions du divin que l'on trouve dans les religions humaines depuis les origines. Mais cette question de l'identité de Dieu est (pour le philosophe) une question ultérieure. Avant de se demander qui est Dieu, il faut déjà résoudre la question de savoir s'il existe. Et pour s'interroger sur l'existence d'un être, il faut déjà en avoir quelque idée. L'idée de Dieu que nous posons au départ est celle qui est suggérée par notre propre raison à partir de l'observation de l'univers : l'idée d'un Absolu qui fonde le monde, qui n'est pas le monde, et sans qui le monde n'existerait pas - bien loin, on le voit, de celle de "l'animal très bizarre que personne ne voit, qui a une tête de crayon et qui a la capacité de dessiner des cercles carrés", qui est purement fantaisiste et imaginaire.
La question de l'existence de Dieu est une question qui se pose objectivement à tout homme s'interrogeant sur l'être de l'univers. Elle est incontournable, et doit être traitée rationnellement. Elle n'est pas d'abord une question religieuse - c'est une question philosophique. La première que l'homme se pose lorsqu'il s'interroge sur le monde - la première qu'il doit traiter.
Vouloir éluder la question de l'existence de Dieu, ce serait renoncer par avance à résoudre la question première, fondamentale, qui se pose à l'esprit humain. Ce serait renoncer à s'interroger sur l'Absolu, sur le monde ; renoncer à penser.
Exclure a priori la question de l'existence de Dieu, c'est poser le monde comme l'Absolu. C'est préjuger ce qui est précisément en question.
[1] http://www.youtube.com/watch?v=aAwT6N0U75s
[2] Cf. notre article du 23 décembre 2012, La question fondamentale, absolument première.
[3] Cf. notre article du 2 novembre 2012, L'univers n'est pas créateur de lui-même.
[4] mais le nommer 'Dieu' est plus simple et plus commode.