La méthode déductive de raisonnement philosophique, avons-nous vu, est fondée sur des présupposés qui s'avèrent, après analyse, erronés [1].
Il nous faut nous intéresser maintenant à la méthode même. Que fait le philosophe, lorsqu'il s'efforce de concevoir les premiers principes à la lumière de sa raison pure, affranchie de tout contact avec l'expérience sensible?
A partir d'un raisonnement qui se veut rigoureusement rationnel, notre philosophe conçoit tout ce qui est POSSIBLE. Et à partir du POSSIBLE, il déduit le REEL. Non que le POSSIBLE soit nécessairement REEL! Le POSSIBLE peut exister, comme il peut ne pas exister. Mais ce qui est sûr, pour notre philosophe, c'est que l'impossible, lui, n'est pas concevable. Par suite, il ne peut pas exister. Ce serait contraire à la raison. Seul le POSSIBLE est rationnel.
Cette méthode comporte deux failles importantes. 1°) Elle considère que la raison peut déterminer a priori ce qui est POSSIBLE - et donc : rationnel. 2°) Elle estime que l'idée du POSSIBLE est absolument indépendante de l'expérience - et qu'elle naît dans la raison pure du philosophe.
Ce sont là deux graves erreurs (deux de plus...) qui entament considérablement la crédibilité de cette méthode de raisonnement.
Tout d'abord, est-il vrai que la raison pure du philosophe puisse envisager a priori, c'est-à-dire avant toute expérience, ce qui est POSSIBLE - et donc rationnel? La réponse est : non. "Nous ne savons pas à l'avance, nous dit Tresmontant, ce qui est possible ou impossible. Nous le savons après coup. Ce qui paraissait impossible en réalité ne l'était pas." [2]
Le Professeur appuie son propos par trois exemples éclairants :
"Si j'avais dit au siècle dernier : Je vois ce qui se passait il y a un milliard d'années, deux milliards d'années, trois milliards d'années,... - j'étais enfermé sans tarder dans un asile de fous. Ce que je disais paraissait absolument irationnel ou déraisonnable. Aujourd'hui, il suffit de regarder dans l'oculaire du grand télescope du Mont Palomar pour voir des galaxies telles qu'elles étaient il y a un, deux, trois... six, sept, huit... milliards d'années. Ce qui paraissait absurde ne l'était pas en réalité.
"Il fut un temps où il paraissait complètement absurde de prétendre qu'il existe des antipodes : comment les hommes peuvent-ils vivre la tête en bas? Cette absurdité évidente n'est plus absurde pour nous. Nous nous y sommes faits. Nous avons appris à considérer que les notions de haut et de bas sont relatives.
"Il y a deux siècles, si j'avais dit à Voltaire que je peux parler avec un Chinois qui habite en Chine alors que je demeure à Paris, Voltaire m'aurait sans doute objecté que c'est irrationnel. Nous savons aujourd'hui que cela ne l'est pas. Ce qui paraissait impossible n'était pas en réalité impossible." [3]
Dès lors, la méthode déductive nous trompe lorsqu'elle prétend pouvoir dire, avant toute expérience, ce qui est POSSIBLE, et donc rationnel. La raison humaine ne peut rien connaître en dehors de l'expérience sensible. C'est l'expérience sensible qui nous enseigne ce qui est POSSIBLE, et donc : ce qui est rationnel. "On appelle pensée rationnelle une pensée qui est conforme à l'expérience, qui n'entre pas en contradiction avec l'expérience, c'est-à-dire avec la réalité objective. Nous ne savons ce qui est rationnel et ce qui est irrationnel qu'à partir de l'expérience, et non pas a priori, ou avant toute expérience." [4]
Nous verrons dans un prochain article que ce que le philosophe adepte de la méthode déductive considère comme sortant a priori de sa raison pure est en réalité abstrait de l'expérience sensible ; et qu'il est IMPOSSIBLE, à la vérité, de raisonner a priori, indépendamment de l'expérience. Pour démontrer cela, nous recevrons un renfort de poids : Jules César, le célèbre empereur romain!
[1] Cf. nos articles du 9 octobre 2011, 1er présupposé de la méthode déductive : "le monde est ma représentation" ; du 16 octobre 2011, Réfutation du 1er présupposé de la méthode déductive ; du 28 octobre 2011, 2e présupposé de la méthode déductive : le dualisme corps/âme ; du 13 novembre 2011, Réfutation du 2e présupposé de la méthode déductive ; du 27 novembre 2011, 3e présupposé de la méthode déductive : la nature n'est pas informée ; et du 26 décembre 2011, Réfutation du 3e présupposé de la méthode déductive.
[2] Claude Tresmontant, in Les Métaphysiques principales, François-Xavier de Guibert 1995, p. 276.
[3] Ibid. Claude Tresmontant évoque aussi le cas du "petit bonhomme de Laplace" - qu'il affectionne particulièrement puisqu'il en parle dans plusieurs de ses ouvrages. Nous lui consacrerons, le moment venu, un article spécifique.
[4] Ibid.