"La première chose à faire, si nous voulons entreprendre une recherche philosophique, est (…) de savoir [quel point] de départ nous allons prendre.
"On nous dira peut-être que l'acceptation de tel ou tel point de départ est un choix a priori, en ce sens que ce choix présuppose une position philosophique. Or la vraie philosophie ne doit-elle pas être sans aucun a priori? Le philosophe n'est-il pas celui qui, progressivement, rejette tous les a priori pour être de plus en plus capable de saisir tout ce qui peut le conduire à la vérité? Tout a priori n'est-il pas une limitation qui nous enferme en nous-mêmes et nous empêche d'écouter l'autre, de le comprendre en ce que, précisément, nous ne sommes pas?
"Pour éviter tout a priori, il faut découvrir comme point de départ ce qu'il y a de plus radical et ce qui s'impose à notre connaissance comme excluant tout choix possible (tout choix, en effet, implique un aspect volontaire et, à ce titre, constitue un a priori pour notre connaissance). Autrement dit, le point de départ d'une philosophie réaliste — d'une philosophie qui refuse tout a priori — ne peut être que celui qui est plus radical que les autres et qui, par le fait même, ne peut être contenu par les autres. II faut donc que ce point de départ n'en présuppose aucun autre, sans pour autant les exclure, mais en les situant à leur place, selon leur valeur propre. Car le propre de la connaissance philosophique est d'être la plus radicale qui soit, la plus exhaustive, une connaissance primordiale et en même temps ultime, celle au-delà de laquelle on ne peut aller. Elle est donc ce qui correspond aux exigences les plus profondes de notre intelligence humaine, comme intelligence.
"Si nous regardons dans cette lumière les divers points de départ de la philosophie occidentale, il semble évident que le point de départ de la philosophie ne peut être que l'expérience au sens le plus fondamental, celle qui est le fruit de l'alliance de notre intelligence et de nos sens externes. Une telle expérience implique le jugement d'existence, par où nous reconnaissons que telle réalité existe, qu'elle est, qu'elle s'impose à nous comme une véritable réalité existante, non seulement autre que notre intelligence, mais aussi autre que nous-mêmes dans notre propre existence. Notre intelligence, dans ce jugement d'existence, est capable de reconnaître cette réalité comme existante et comme pouvant lui apporter une nouvelle détermination.
"Ce point de départ n'exclut pas l'expérience interne, mais il permet de comprendre que cette expérience, si intéressante qu'elle soit, n'est pas première au niveau de la recherche de la réalité (…). Certes, l’expérience intérieure a le privilège de nous permettre de saisir immédiatement ce que nous vivons au niveau spirituel : notre amour libre (amour de choix) à l'égard de notre ami, notre connaissance intellectuelle. Elle nous livre donc bien quelque chose d'unique, elle nous donne un contact intime avec quelque chose de spirituel. C'est ce qui explique qu'elle puisse si facilement nous séduire et que, si facilement, nous la considérions comme l'expérience privilégiée qui nous introduira immédiatement dans le domaine de l'esprit, tandis que l'expérience qui se fait par le moyen des sens externes, et qui porte sur le monde sensible, demeure liée aux réalités matérielles. Mais si nous cherchons à connaître la réalité en ce qu'elle a de plus "elle-même", nous devons constater que seule l'expérience qui se réalise à l'aide des sens externes permet au jugement d'existence de découvrir une réalité existante autre que nous-mêmes, et de la saisir dans sa propre existence actuelle ; tandis que le jugement d'existence présent dans notre expérience intérieure ne nous fait pas découvrir une réalité autre que nous : il nous met en présence de l'existence réelle de nos actes de connaissance et d'amour, actes qui n'existent que selon un mode intentionnel. Si intéressantes et révélatrices qu’elles soient, nos expériences internes ne peuvent être premières au sens fort, dans une recherche philosophique qui se veut radicale. Elles sont certes plus proches de "nous", de notre réflexion, mais non de la réalité existante.
"Prendre l'expérience des réalités sensibles comme premier point de départ n'exclut pas non plus que l'on puisse s'intéresser à la "conscience" en ce qu'elle a de propre ; mais celle-ci n'est plus regardée comme un point de départ. En effet, en toute expérience (qu'il s'agisse de l'expérience interne ou de l'expérience externe), notre conscience s'éveille et nous pouvons la regarder pour elle-même. Mais ce faisant, nous oublions sa source ; car la conscience ne peut exister que si nous expérimentons les réalités existantes extérieures à nous, ou les réalités qui nous sont immanentes : nos propres activités. Nous prenons conscience de ce que nous vivons. Cette conscience que nous avons de nos diverses activités, si elle est essentielle à notre vie humaine, n'est cependant pas première, encore une fois ; elle ne peut donc pas être le point de départ de notre recherche philosophique, bien qu'elle soit ce que nous saisissons avec le plus de clarté et le plus de lucidité. Si nous prenons la conscience comme point de départ, tout le contenu de nos expériences, en tant, précisément, qu'il nous dépasse, qu'il nous échappe, est laissé de côté. Nous nous enfermons dans ce qui nous est le plus connaturel, ce qui est le plus proche de nos activités humaines, nous demeurons dans l'immanence du vécu et nous ne pouvons plus en sortir, puisque ce qui est antérieur à cette conscience est comme oublié, laissé de côté.
"Quant à l'inspiration et à l'intuition, elles ne sont pas rejetées, mais elles sont relativisées par rapport à nos expériences externes. Car si celles-ci nous mettent face à ce-qui-est, à ce qui s'impose à nous comme autre que nous, l’inspiration, provenant de nous, ne peut nous mettre en présence que de réalités "possibles", n'existant que d'une manière "intentionnelle". De même pour l'intuition, mais d'une manière différente ; car l'intuition ne peut nous révéler qu'une nouvelle forme, une nouvelle relation : elle ne porte pas directement sur ce-qui-est. Elle ne peut donc être le point de départ d'une philosophie qui cherche à saisir la réalité en ce qu'elle a de plus fondamental. Si le point de départ de l'art est le possible, si l'art réalise tel ou tel possible en l'"incarnant", la philosophie, elle, part de ce-qui-est. On ne fait pas la philosophie du possible, mais de l'homme qui est, et de tout ce qui est relatif à l'homme.
"De même, si les mathématiques envisagent en premier lieu les possibles, les rapports, les relations (ce qui permet de comprendre le lien qui existe entre les mathématiques et l'art), la philosophie, elle, ne peut considérer en premier lieu les possibles, les relations. Si elle les considère, c'est toujours relativement à ce-qui-est. à l'homme-existant considéré en lui-même.
"On comprend alors qu’une philosophie qui s'appuie proprement sur l'inspiration et l'intuition, les considérant comme son point de départ, ne puisse jamais se distinguer nettement de l'art et des mathématiques ; elle reste toujours une philosophie du primat du possible, du primat de la relation. N'est-ce pas précisément ce qui caractérise les philosophies idéalistes? L'idéalisme ne considère-t-il pas le possible comme le réel en ce qu’il a de premier (le concret existant n'étant qu'une modalité du possible, une réalisation limitant ce possible, en un mot une application, une "position")?
"Enfin, il est évident que les opinions des autres philosophes ne peuvent servir de point de départ à une véritable recherche philosophique de ce-qui-est. Car ces opinions ne sont pas ce qui existe, ce qui est en premier lieu ; elles sont le fruit d'une réflexion humaine. Cependant ces opinions ne doivent pas être rejetées systématiquement comme inutiles ; car le philosophe ne peut se désintéresser de ce que les autres philosophes et les autres hommes ont pu dire avant lui sur la réalité qu'il cherche à comprendre. En effet, ou bien ces hommes ont, avant lui, atteint la vérité, et il doit alors le reconnaître et s'en servir pour pouvoir lui-même, de nouveau, découvrir cette vérité et la confirmer grâce à leurs dires ; ou bien ils se sont trompés et ont erré, et il est intéressant pour lui de saisir pourquoi ils n'ont pas pu atteindre la vérité ; il doit alors se servir de ce qu'ils ont dit pour éviter de se tromper lui-même de la même manière, et pour les critiquer (…).
"En résumé, on peut dire que le point de départ d'une philosophie réaliste —celle qui rejette initialement tout a priori — ne peut être que l'expérience au sens le plus fort, impliquant un jugement d'existence sur une réalité existante autre que nous ; mais que les autres sources de connaissance ne sont pas pour autant exclues : elles sont relativisées."
P. Marie-Dominique Philippe, in Lettre à un ami, Editions Universitaires 1990, pp. 14 à 17