Retour sur l'intense disputatio avec Loïc, en commentaire de l'article "Ceux qui disent que le problème ne se pose pas". Compte tenu de la richesse de cet échange, et parce qu'il nous permet d'entrer dans le fond de la pensée de Claude Tresmontant, nous le reproduisons ici en une série d'articles qui nous permettra d'isoler les thématiques et de les approfondir au besoin.
Commentaire n°2 :
« Bonjour Matthieu,
Merci pour votre réponse rapide et argumentée, c'est un plaisir de vous lire ! Vous vous doutez bien néanmoins que je n'ai pas dit mon dernier mot. Je reprends certains passages de votre réponse en y ajoutant mes commentaires :
"L'évidence première, ce n'est pas que "tout", absolument "tout" a une cause. L'évidence première, c'est qu'il existe un Être incréé. Nécessairement. Car l'Être ne peut provenir du néant."
>> Vous reculez pour mieux sauter, à mon sens. Je suis bien d'accord avec vous : rien ne peut surgir du néant. Rien : pas même Dieu. Et si vous admettez que Dieu peut surgir du néant, alors rien, rationnellement, n'interdit de penser que l'univers a pu surgir du néant. Et ça reste l'explication la plus simple, parce que l'univers nous est, dans une large mesure, compréhensible et par là explicable, tandis que Dieu ne l'est pas. Par suite, recourir à Dieu pour justifier de l'existence de l'univers complique la tâche indûment et par ailleurs n'explique rien du tout : si Dieu est cet Etre éternel et incréé, alors on voit mal ce qui motiverait une quelconque "création" de sa part.
"Si tout dans l'Univers a une cause - ce que tout un chacun observe ; si l'Univers lui-même a une cause - ce que son commencement, il y a 13,7 milliards d'années, suggère : il ne peut pas être incréé."
>> Stephen Hawking, par exemple, a proposé un modèle physiquement cohérent d'un univers sans cause. Par conséquent, à votre place, je serais plus prudent en affirmant que l'univers ne peut pas être incréé.
"Si nous nous en tenions là, nous aboutirions à un être auto-créateur, se donnant progressivement PLUS qu'il n'avait au départ (…). On aurait certes réglé son compte au Dieu du théisme, mais on se retrouverait avec, sur les bras, une Nature pourvue de tous les attributs que les théologiens reconnaissent à Dieu (l'éternité, l'infinité, l'aséité, la puissance créatrice, l'intelligence souveraine...), l'auto-génération et l'auto-évolution en sus! Il me paraît plus simple et plus rationnel - moins "bizarre" en tous les cas, et plus respectueux de l'observation des sciences - de considérer que l'Univers n'est pas divin, et qu'il provient d'un autre Être qui lui, est l'Être incréé que l'intelligence humaine connaît. "
>> Là non plus, pas d'accord, à suivre les données de la physique et en particulier la redoutable seconde loi de la thermodynamique : l'univers, depuis son surgissement, se dégrade peu à peu (refroidissement). Ce que nous observons et dont nous faisons partie n'est donc pas un "plus", mais au contraire un "moins". Et la néguentropie locale (ce que vous appelez "vie") ne doit pas faire oublier l'entropie générale vers laquelle tend l'univers. Vous en faites la tragique expérience en rangeant votre bureau : l'ordre que vous créez se paie d'un tribut de désordre (l'énergie et le temps consacrés à vos efforts de rangement). Et la physique est formelle : dans tout système isolé (tel que l'univers), l'entropie augmente avec le temps. Or c'est bien ce que nous constatons, à notre petite échelle comme à l'échelle du cosmos. Dieu serait-il un sale gosse bordélique ?
"Ben si. Aucun mouvement de "contraction" n'a jamais été observé dans l'univers."
>> Le problème n'est pas là. La question est de savoir si l'univers est fini ou infini. Dans le premier cas, l'univers finira en "Big Crunch", dans le second, son expansion se poursuivra indéfiniment. Et cette question n'est absolument pas tranchée parmi les cosmologistes, leurs cerveaux humains limités ayant quelques vertiges mathématiques au voisinage de l'infini...
"Mais si une analyse scientifique - basée sur les faits - conduit le philosophe à penser que Dieu s'est révélé à Israël, on pourra alors se mettre à étudier le contenu de cette révélation. Et l'on découvrira que ces deux dernières propositions sont fausses, du point de vue de cette révélation. Rien scientifiquement ne permet en tout cas de les considérer comme possiblement vraies - s'agissant là de pures spéculations ne reposant sur aucune donnée objective. "Nous ne savons ce qui est rationnel et ce qui est irrationnel qu'à partir de l'expérience, et non pas a priori, ou avant toute expérience." (Claude Tresmontant)"
>> J'objecterais à Tresmontant que toute expérience s'interprète nécessairement à partir d'une théorie qui lui préexiste (l'esprit n'est pas un "seau vide", cf. Popper). Je n'ai jamais vu que des cygnes blancs, dans ma vie. Si j'en crois mon expérience, ma théorie, c'est que tous les cygnes sont blancs. Sauf que ce n'est pas rationnel. Pour prouver ma théorie, il me faudrait partir à la recherche d'un cygne d'une autre couleur. Et c'est seulement en l'absence de réfutation expérimentale que je pourrai alors considérer ma théorie sinon absolument vraie, à tout le moins rationnelle et possédant en tout cas une probabilité subjective très grande.
Réponse :
Cher Loïc,
Vous écrivez : "Si vous admettez que Dieu peut surgir du néant, alors rien, rationnellement, interdit de penser que l'univers a pu surgir du néant". Oui mais justement, je n'admets pas que Dieu ait pu surgir du néant! Personne n'affirme cela. Dieu est l'Être nécessaire qui ne peut pas ne pas exister - parce que s'il n'existait pas, rien de ce qui existe ne pourrait être (pour la bonne raison que du néant rien ne peut naître). Dieu est donc nécessairement éternel - sans commencement ni fin. Il ne vient pas du néant. Il EST.
Si du néant rien ne peut naître, cela veut dire que tout ce qui naît vient non du néant, mais de l'être - et ultimement : d'un être nécessairement éternel et incréé (qui n'est pas né et qui existe depuis toujours), car autrement, on postulerait que le néant soit PREMIER et la source ultime de tout ce qui est, ce qui est précisément l'hypothèse que nous écartons (puisqu'elle n'est pas rationnelle).
Au fondement de l'être, il y a l'Être, non le néant.
"Si Dieu est cet Être éternel et incréé, alors on voit mal ce qui motiverait une quelconque 'création' de sa part". C'est vrai. La raison humaine est impuissante à nous expliquer cela. Mais si l'on admet au terme d'une réflexion rationnelle que l'Être éternel et incréé nécessairement existant est l'Être transcendant, personnel, conscient et intelligent que le monothéisme appelle 'Dieu', on peut légitimement penser que Celui-ci soit en mesure de nous expliquer Lui-même ses motivations et de nous les révéler. Parce que Dieu est un Être personnel, vivant et agissant (dans le processus temporel de la Création qui continue encore), il devient un interlocuteur possible pour l'homme, quelqu'un que l'on peut interroger et qui peut répondre. Or, dans la révélation biblique, nous avons des réponses à cette question du Dessein créateur de Dieu.
Maintenant : la révélation biblique vient-elle vraiment du Dieu que la raison humaine découvre au terme d'une réflexion rationnelle sur le réel? Cela encore est objet de démonstration métaphysique - ainsi que nous le montre Tresmontant dans son livre "Le problème de la Révélation" (un ouvrage INDISPENSABLE que je vous recommande chaleureusement!)
"Stephen Hawking (...) a proposé un modèle physiquement cohérent d'un univers sans cause. Par conséquent, à votre place, je serais plus prudent en affirmant que l'univers ne peut pas être incréé". J'ai répondu à Hawking, aussitôt son ouvrage paru.
"Ce que nous observons (...) n'est pas un 'plus', mais au contraire un 'moins' (...) Vous en faites la tragique expérience en rangeant votre bureau : l'ordre que vous créez se paie d'un tribut de désordre (l'énergie et le temps consacrés à vos efforts de rangement). Et la physique est formelle : dans tout système isolé (tel que l'univers), l'entropie augmente avec le temps."
1°) Vous avez raison d'évoquer la loi d'entropie - qui est fondamentale dans la pensée de Claude Tresmontant, et qui montre bien que l'univers est promis à une dégénérescence irréversible - non à une régénération cyclique qui est une pure hypothèse sans aucun fondement scientifique.
2°) Vous avez tort de ne voir dans l'univers que de l'usure, de la dégradation, du vieillissement. Pour qu'un être vieillisse, il faut d'abord qu'il soit. Puis qu'il croisse et se développe. Ce n'est qu'ensuite, arrivé à un seuil critique de maturation qu'il se met à s'user irréversiblement jusqu'à sa disparition. Vous occultez complètement le phénomène de la naissance et de la croissance des êtres! Or, c'est de cela justement qu'il faut rendre compte.
Vous niez qu'il y ait PLUS dans l'univers aujourd'hui qu'il y a 13 milliards d'année? A l'origine des temps, il n'y avait pas de planètes ni d'étoiles (celles-ci se sont formées progressivement), pas d'éléments chimiques lourds (que de l'hydrogène et de l'hélium). Il n'y avait pas la vie (elle est apparue dans un monde inerte avec la première bactérie). Il n'y avait pas la conscience ni l'intelligence. Il n'y avait pas d'esprit libre ni de pensée scientifique et métaphysique (qui ont surgi avec l'homme). Nier qu'il y ait PLUS dans l'univers aujourd'hui qu'à l'origine, c'est nier le processus de l'Evolution cosmique et biologique ; nier le chemin parcouru par cette évolution jusqu'à nous. C'est sous-entendre que tout ce qui compose l'univers aujourd'hui - la complexité chimique, la vie, la pensée - existait dès l'origine (ce qui est faux d'un point de vue scientifique).
3°) Vous relevez justement que l'ordre dans une chambre demande de l'énergie et de l'effort. J'ajouterais : de la méthode et de l'intelligence. Or, l'Univers se manifeste à nous comme une structure ordonnée - de manière mathématique. Ce qui suscite l'admiration de tous les scientifiques. S'il y a de l'ordre dans l'univers - un ordre mathématique -, cela ne peut être le fait du hasard, mais d'une intelligence ordonnatrice - selon ce que nous enseigne notre expérience la plus commune. Là encore, c'est une nécessité qui s'impose à la raison.
"Dieu serait-il un sale gosse bordélique"? C'est à lui de nous le dire (voir + haut). La raison seule ne peut comprendre le sens de l'entropie dans le Dessein de Dieu. Il faut que Dieu Lui-même nous éclaire sur ce point - ce qu'il fait dans l'Ecriture.
Laissons là la théorie des multivers et du Big Crunch qui ne sont pas nécessaires à notre propos. Claude Tresmontant ne parle jamais du Big Bang dans ses textes, sinon pour nous dire... qu'il n'en parlera pas! Car les connaissances scientifiques définitives que nous avons acquises de l'univers au siècle passé suffisent à déterminer avec certitude l'existence de Dieu. Tresmontant ne fonde son raisonnement métaphysique que sur des faits établis et non contestables. En l'occurrence : le fait de l'Evolution cosmique et biologique - qui sont la marque d'une Création en cours de réalisation.
"toute expérience s'interprète nécessairement à partir d'une théorie qui lui préexiste." Peut-être, mais 1°) nos théories scientifiques s'inspirent toujours du réel (elles ne sont pas purement arbitraires), et 2°) nos théories ne sont que... des théories dont on ne peut savoir a priori si elles sont rationnelles ou non. Ce qui établit la rationalité d'une théorie, c'est sa conformation au réel. Il est donc sans doute inévitable d'avoir des a prioris. Mais il faut les considérer comme tels et les soumettre à la critique par une confrontation direct au réel objectif. C'est lui, et lui seul, qui nous enseignera la vérité.
La citation de Tresmontant reste donc absolument valable. Nous ne SAVONS ce qui est rationnel qu'à partir de l'expérience. Nos a-prioris ne nous permettent pas de SAVOIR, mais seulement de SUPPOSER.