Juste après la parution de sa thèse, Tresmontant décide de sortir de l’oubli deux grandes figures de la pensée chrétienne du début du XXe siècle, Maurice Blondel et Lucien Laberthonnière, en publiant leur riche correspondance, ce qui est une occasion de souligner la modernité de la philosophie chrétienne, de plus en plus consciente de son unité.
Si l’on connaît un peu mieux aujourd’hui Maurice Blondel, sans doute l’un des plus grands métaphysiciens que la philosophie ait comptés, on peine encore à reconnaître en Laberthonnière un véritable philosophe. Pourtant, le 15 janvier 1922, Maurice Blondel écrivait au cardinal Mercier au sujet de son ami : « L’œuvre du P. Laberthonnière sera connue tôt ou tard dans son intégralité : cette œuvre, je crois pouvoir l’attester en connaissance de cause, apparaîtra plus grande, plus forte, plus foncièrement philosophique et chrétienne que celle d’un Malebranche ou d’un Newman. » (p. 322)
L’exigence de Laberthonnière qui traverse tout son travail pourrait se résumer en une phrase : « L’idée prédominante qui m’a guidé en étudiant la philosophie, ç’a été de reconnaître la rationalité du christianisme. » (Cahier de jeunesse, nov. 1882)
La méthode d’immanence
A l’époque, on a souvent reproché à Blondel de faire de la théologie surnaturelle ; la méthode de Blondel est proprement philosophique, précisément parce qu'il ne fait pas appel à la Révélation. (p. 27)
En réalité, il s’agit d’un malentendu autour de sa célèbre « méthode d’immanence » que l’on a confondue avec une doctrine de l'immanence, laquelle stipule que l’être créé, l’homme, serait par nature consubstantiel à la divinité. Blondel n’a jamais écrit ou pensé cela.
En revanche, avec sa méthode d’immanence, « le philosophe d’Aix » s’est attaché à décrypter et révéler les modalités de l’appel à la vie surnaturelle, d’où le problème fondamental de l’Action, selon le titre de sa thèse de doctorat dès 1893.
D’ailleurs, Tresmontant rappelle que « Toute leur vie, Blondel et Laberthonnière ont lutté contre une philosophie qui substituerait à l'action elle-mêmel'idée de l'action. » (p. 57)
« Ce n'est pas sur un plan seulement noétique que la chose se résout et s'opère. C'est dans tout notre être, notre pensée, notre vouloir, notre agir. » (p. 57)
Par une analyse ontologique intégrale, Blondel manifeste comment la réalité tout entière est pré-adaptée à une fin surnaturelle et c’est pourquoi le père Laberthonnière est enthousiasmé en définissant la méthode de Blondel comme une « introduction à une théologie vivante » (p. 91) qui permet de corroborer l’effectivité du surnaturel grâce aux mystiques chrétiens, témoins, par leur expérience, de la réalité du spirituel. « Les philosophes chrétiens indépendants, vraiment libres, ne sont-ce pas les mystiques ? »(Laberthonnière, p. 83)
« Le surnaturel ne sort pas des exigences de la nature, il est bien offert de l'extérieur par Dieu. Mais lorsque Dieu se révèle à l'homme, il ne se contente pas de cette présentation extérieure : il excite encore de l'intérieur son appétit. » (p. 37)
Deux approches : une ontologie génétique (Blondel) et une philosophie dogmatique (Laberthonnière)
Blondel était aussi présenté comme un néo-kantien ; à ce sujet, Blondel est formel : « Je ne suis ni « néo-kantien », ni « subjectiviste », ni « fidéiste », ni « phénoméniste », comme on le prétend. »
Quant à Laberthonnière, son dogmatisme moral s’exprime dans une conquête de la charité qui mobilise tout l’être : « Nous ne pouvons être vraiment philosophes que religieusement, c'est-à-dire en reconnaissant que nous n'avons rien que nous ne recevions. » (p. 366)
On comprend ainsi que les deux philosophes s’interrogent sérieusement sur la logique du don dans l’œuvre de Dieu.
Au cours de leur recherche, ils s’accordent pour ne pas ajouter quoi que ce soit à la doctrine chrétienne mais bien plutôt à suivre les mystiques, en se libérant de toute auto-sacralisation, ce qui suppose un véritable dépouillement du vieil homme.
« Problème capital de la métaphysique chrétienne »selon Blondel, la charité mérite une étude scrupuleuse ; il s’agit d’une con-descendance gratuite et miraculeuse de Dieu : un don surnaturel.
L’amitié entre les deux hommes va s’effriter lorsqu’il s’agira de s’entendre sur les conditions de la divinisation. Ils s’entendent au moins pour considérer que « De même que Dieu ne peut s'incarner et se manifester à l'homme que par cette kénôse, l'homme ne peut parvenir au terme de sa destinée surnaturelle qu'en se dépouillant du « vieil homme », pour devenir « créature nouvelle » et naître de nouveau. » (p. 367). Blondel reprend un terme de physiologie, l'intussusception, pour signifier l'acte par lequel les matières nutritives sont introduites dans l'intérieur des corps organisés, pour y être absorbés ; toutefois, cette absorption n'est pas un anéantissement de la personne tel que voulaient le vivre certains mystiques (Eckhart, Porete) : « Au sens biologique (et plus encore au sens spirituel), assimiler, c'est absorber sans détruire, transformer sans confondre les substances dont l'une est élevée et employée en entrant dans l'organisme et en participant effectivement à une vie supérieure» (La Pensée, tome I, 1934, p. 39) L’union de l’homme et de Dieu ne se limite pas du tout à une simple amitié de consentement et son reproche est implacable : « Vous laissez l'homme et Dieu en présence comme deux contractants qui font alliance au pair, alors que pour moi il s'agit d'une intussusception réciproque, ut unum sint. » (Blondel, p. 349)
En dépit de ces querelles techniques, Laberthonnière et Blondel ont apporté un accomplissement dans la pensée chrétienne en reconnaissant une génétique dans le processus créateur et divinisateur, union théandrique célébrée dans le Cantique des Cantiques, livre central de l’Ecriture.
Introduction (p. 7)
Chapitre premier : La naissance d'une amitié philosophique (p. 65)
Chapitre II : autour de la crise moderniste (p. 147)
Chapitre III : Malebranche (p. 223)
Chapitre IV : La métaphysique de la charité et le problème capital de la métaphysique chrétienne (p. 237)
Epilogue (p. 359)
Index des noms propres (p. 385)
Citations :
« La véritable philosophie est la sainteté de la raison. » (Blondel) + « La charité est l'organe de la parfaite connaissance. » (p. 14)
« Il y a plus de connaissance et plus d'intelligence dans la pratique vécue et littérale que dans l'idéalisme gnostique. » (p. 30)
« L'Eglise est une démocratie divine. Mais pour être une démocratie elle n'est pas une anarchie (protestantisme), elle est une démocratie organisée ; elle suppose une hiérarchie : ce qui ne veut pas dire des maîtres et des esclaves dans l'ordre spirituel. C'est la même vie qui circule de bas en haut et de haut en bas. » (p. 184, Laberthonnière.)
« Il s'agit d'une union plus et vraiment vitale qui fait de l'homme comme un organe, comme un membre du Christ et, par Lui, de l'ordre universel destiné à être incorporé à la divinité même. » (p. 243, Blondel)