Emblématique des recherches de Claude Tresmontant, La doctrine morale des prophètes d’Israël nous invite à découvrir le « fait » du prophétisme hébreu, ce qui engage à un renouvellement de l’intelligence, en vue de sortir des préjugés constamment entretenus devant cet épineux problème.
Comme le rappelle Tresmontant, « La Bible nous enseigne une psychologie de la mauvaise foi, selon laquelle l'inintelligence est mensonge. […] C'est, pourrait-on dire, à la pointe de la recherche de l'intelligence humaine du prophète que la Révélation est accordée, comme un don qui vient récompenser une quête de la pensée. » (p. 74/75)
Le « phylum hébreu »
Tresmontant s’offre l’occasion de souligner la spécificité d’Israël engagée dans l’histoire humaine. A ce propos, le professeur se fait l’ennemi de tout romantisme :
« L'élection d'Israël ne doit pas être comprise comme un choix arbitraire, voire injuste, que Dieu aurait fait d'une nation parmi les autres, pour lui confier son message et lui assurer une suprématie temporelle. C'est là une caricature, et une méconnaissance radicale de l'élection du Peuple de Dieu. L'élection du peuple de Dieu est une création. » (p. 115)
Ainsi, Yahweh crée un peuple nouveau. C’est la raison pour laquelle « Israël n'est pas, biologiquement parlant, une race. La définition d'Israël ne se trouve pas au niveau biologique, ni ethnique. Israël est la communauté de l'alliance (pas de type magique) » (p. 116) et Tresmontant tient à rappeler que « Rejeter le christianisme parce qu'il achève un développement dont tout le judaïsme biblique ne fait qu'exprimer l'existence, rejeter le christianisme au nom du judaïsme, c'est se mettre en contradiction avec soi-même, et avec le judaïsme. » (p. 106)
De ce tronc commun, Tresmontant ne repère aucune opposition marcionite entre le Nouveau Testament et l’Ancien ; de même pour la fausse opposition Justice/charité (p. 183). Il n’y a pas d’un côté un Dieu amour (Nouvelle Alliance) et un Dieu de colère (Ancienne Alliance).
« O toi en qui l'orphelin trouve compassion ! » Osée, 14,4.
La lente sortie des sacrifices
Sacrifier signifie « rendre sacré » ; les travaux de René Girard ont révélé l’origine des civilisations, lesquelles reposent sur des victimes divinisées dont le sacrifice assure l'unité au sein des communautés. La spécificité du prophétisme hébreu est de révéler ces sacrifices qui secrètent de faux dieux :
« Le prophète est l'homme de l'Esprit. La parole de Dieu lui est adressée. Il dénonce le péché du peuple de Dieu, et découvre le dessein de Dieu. » (p. 181)
L’existence du prophète participe d’un dialogue entre Dieu et l’homme, une rencontre constamment célébrée et qui s’incarne de plus en plus à mesure que le temps passe.
Les prophètes, sans aucune exception, s’inscrivent dans la révélation du sang innocent qui recycle de l’idolâtrie, vécue comme une véritable prostitution. Leur appel à sortir du sacrifice se fait de plus en plus intense et accentue la responsabilité de chacun quand l'anthropologie nous apprend très justement que le sacrifice institutionnalise les interdits, lesquels constituent une protection, certes bien fragile, aux violences intestines. De fait, lorsque notre « modernité » refuse la moindre « morale », le moindre « interdit », elle est redevable du prophétisme hébreu, le sachant ou non ; telles des stratifications, « Les différentes législations que nous trouvons dans l'Exode, dans le Lévitique, dans les Nombres et dans le Deutéronome, attestent cette évolution de la conscience morale du peuple hébreu. » (p. 96)
Comme René Girard, Tresmontant met en avant la pédagogie anthropologique et progressive de Dieu dont la Bible témoigne par la voie de ses prophètes.
Jérémie, 7, 30 : contre les sacrifices.
Ezéchiel 26, 20 : contre les sacrifices.
Lévitique 18, 21 : contre les sacrifices.
Amos 5, 21 : contre les sacrifices.
Osée 6, 6 = contre les holocaustes + sacrifices.
Michée 6, 7 = contre les holocaustes + sacrifices.
Jérémie 6, 20 = contre les holocaustes + sacrifices.
Isaïe 1, 2 = contre les sacrifices.
Tresmontant constate que le paganisme a une spécificité que l’on retrouve à tous les âges de l’antique humanité : le sacrifice des enfants.
« Ce ne sont plus les baals, divinités cananéennes, dieux de la nature, de la fécondité, maîtres de la vie, ni les molocks, divinités de la terre, mais les divinités des nations, les nations elles-mêmes divinisées. C'est toujours à des idoles nationales, à la Volonté de puissance, au Désir de posséder, aux Puissances d'argent, que les enfants des hommes sont sacrifiés. » (p. 99)
Il faut s’empresser d’ajouter que la pratique des sacrifices était elle-même présente en Israël, ce qui justifie la colère farouche des prophètes qui ne sont bien souvent pas écoutés ; certains meurent d’ailleurs pour cela. « La critique que font les prophètes d'Israël de la religion israélite est donc en fait la critique du vieux fonds cananéen, du rituel magico-sacrificiel païen contenu dans la religion pratiquée par Israël. » (p. 101)
Cela permet de rapporter combien cette pratique du sacrifice est proprement humaine et qu’Israël ne fait pas exception. D’ailleurs, la prescription des lois devient de plus en plus caduque dans cette éducation anthropologique, preuve qu’il existe un développement ; y revenir serait sacraliser sa vieille peau. Réciter sa leçon par cœur ne suffit plus.
Dieu se justifie : « Et j'allai jusqu'à leur donner des lois qui n'étaient pas bonnes et des coutumes dont ils ne pouvaient pas vivre et je les souillai par leurs offrandes, en les faisant sacrifier tous leurs premiers-nés, pour les punir, afin qu'ils sachent que je suis Yaweh. » (Ezéchiel, 20,25)
L’exemple le plus célèbre est la circoncision, pratique du vieux fonds archaïque ; on connaît certes la critique de la circoncision par Jérémie (4, 4) mais elle est déjà présente dans le Deutéronome : Deutéronome 10,16 = « Circoncisez donc votre coeur et ne raidissez plus votre cou » (p. 103)
Proverbes 21, 3 : « Pratiquer la justice et la charité est plus agréable à Dieu que le sacrifice. » (p. 102)
Une nouvelle anthropologie
Cela nous invite à reconsidérer totalement notre approche du réel. L’anthropologie que proposent les prophètes appelle à gagner les secrets du cœur, loin des abstractions philosophiques. En effet, « Pour la première fois, dans l'histoire des civilisations et des législations, l'homme est respecté, aimé, en tant qu'homme. Il ne s'agit pas d'un idéalisme moral, mais d'un réalisme humaniste : c'est l'homme qui existe, et non le mythe fabriqué par les mains de l'homme, et Israël ne sacrifiera pas aux idoles de mort, aux mythes de néant. » (p. 123)
A l’inverse, « On sait que les sectes gnostiques qui ont professé la mythologie la plus pessimiste, enseignant la chute de l'homme dans une matière irréductiblement mauvaise, et son exil dans un monde pernicieux, son enlisement dans un corps qui le souille, sont aussi celles dont les adeptes se vautraient avec le plus d'abandon dans la débauche la plus obscène. » (p. 186)
Dans ce cas de figure, on comprend davantage le rôle du prophète, du nabi qui « est à la fois de dénoncer le crime du peuple de Dieu, et de lui donner, au nom de Dieu, la signification historique et théologique du châtiment par les nations, ainsi que l'intelligence du dessein de Dieu, sur Israël et sur les nations. » (p. 131)
« Depuis Isaïe, Michée, Sophonie, jusqu'à Ezéchiel et au deutéro-Isaïe, la guerre est comprise comme un châtiment où les nations exercent les unes contre les autres le rôle de « marteau » et de « verge » » (p. 143) ; la sortie du sacrifice se mime d’une sortie de la guerre et traduit l’extrême exigence de la « doctrine morale des prophètes d’Israël ».
« Nous sommes maintenant habitués à cette expression de la conscience, parce que l'exigence apportée par les législateurs et prophètes d'Israël a pénétré, sinon les moeurs, du moins les idées de l'Occident, jadis chrétien. Cette exigence est maintenant « laïque » et commune à la pensée civilisée. » (p. 123)
L’essai entend embrasser le cœur de l’anthropologie biblique que Tresmontant nommera l’humanisme intégral, en écho à Laberthonnière ; ce travail sera secondé par Le prophétisme hébreu qui est une étude plus précise des phénomènes de prophétie au cours de l’histoire du peuple hébreu, afin de valider définitivement le « fait » du prophétisme.
Citations
« L'imposture en Chrétienté a été l'imposture d'une classe : celle des privilégiés, des possédants, des princes et des pasteurs. Il s'est trouvé, tout au long de l'histoire de l'Eglise, des princes de l'Eglise pour ne pas dénoncer le crime, et pour garder un silence complice sur l'oppression, l'exploitation, le racisme, le génocide. En préconisant, et en pratiquant d'ailleurs réellement, la « piété » et la « charité » individuelle, l'imposture en chrétienté a été politique. » (p. 195/196)
« Si la patrie est une réalité excellente en son ordre, il est interdit au chrétien d'en faire une divinité, comme les païens, qui lui sacrifient les enfants des hommes en les faisant passer par le feu. » (p. 196) note, bas de page.
« La Chrétienté, tout comme Israël, a été une prostituée. » (p. 196)
« L'humanité se divise en deux selon qu'elle aime ou n'aime pas le Fils de l'Homme. » (p. 198)
Table des matières
Introduction, La métaphysique biblique
La structure de la métaphysique biblique
La métaphysique biblique et le réel
La doctrine morale des prophètes d’Israël