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11 janvier 2012 3 11 /01 /janvier /2012 18:36

Saint PaulClassique des études sur Saint Paul, Saint Paul et le mystère du Christ entend nous débarrasser de bien des contre-sens qui continuent d’être véhiculés à son sujet.

 

Dans son très beau livre Introduction à la métaphysique de Tresmontant, Yves Tourenne nous avertit qu’il s’agit bien de « l’œuvre d’un philosophe, ou d’un penseur de la cosmogenèse, qui a lu Teilhard de Chardin, et d’un penseur de la métaphysique biblique. » (p. 315)

 

En effet, Tresmontant avait proposé une lecture synthétique du chercheur en 1956 ; la même année, signe d’une parenté avec Saint Paul, il approche « le mystère du Christ ».

 

Le mot grec mysterion tire son origine probable du verbe muein qui signifie « fermer la bouche », ce qui a pu donner « mutisme » et « muet » ; le mystère mime le silence, une vertu de mystique très recherchée par Tresmontant : « Il faut savoir écouter, il faut savoir se taire, il faut aimer le silence, pour écouter le réel, pour l'ausculter, dans tous les ordres, et pour le penser en secret. » (Introduction à la théologie chrétienne, p.507)

 

Dans le monde biblique, le « mystère » désigne un secret (en hébreu, Sôd), un signe intelligible d’une richesse telle qu’il peut nous réduire au silence, comme en état d’émerveillement. C’est un pain de l’intelligence, le contraire des abstractions ésotériques réservées à des sectes d’initiés ; Tresmontant nous invite à goûter à ce pain que nous présente Saint Paul, en vue de discerner le cœur même de la métaphysique du Christ, le dessein créateur de Dieu. De fait, aucune contradiction entre le message du Christ et le message de Saint Paul.

 

Toutefois, si le Christ utilise une symbolique paysanne, Paul a tendance à la tourner en symbolique citadine (p. 11) ; en revanche, ni chez le Christ, ni chez Saint Paul, le « sentiment de la nature » n’est convoqué comme chez les romantiques. Les analogies sont toujours au service du sens fécond de la vie et ne sont jamais un moyen de la fuir.

 

Le milieu de Saint Paul

 

Encore aujourd’hui, on a tendance à considérer le judaïsme en un seul bloc ; or, désormais, on sait avec les travaux de Lietzmann notamment que le judaïsme talmudique a remplacé le judaïsme grec.

 

« la Loi mosaïque a subi un développement qui a été d'ailleurs ressentie par le judaïsme lui-même puisque la Halaka n'est rien d'autre que l'interprétation, en fonction des temps nouveaux et des circonstances nouvelles de la Loi écrite. Ce développement de la Loi, dans le Judaïsme, a été une augmentation, constante de la Torah, sans laisser tomber caduques de l'arbre. » (p. 99)

 

La contradiction est patente : le judaïsme qui prétend suivre depuis Moïse les prescriptions est lui-même cause d’une évolution dogmatique.

 

Au temps du Christ, les pharisiens (« séparé »), les peroushims, avaient la foule pour alliée, les scribes et la stricte observance de la Loi. Ils ont remplacé peu à peu les Sadducéens, les prêtres entourés par les riches et les aristocrates.

 

Sur le plan théologique, les pharisiens dont faisait partie Saint Paul avant sa conversion, ne rejettent pas la résurrection de la chair, contrairement aux Sadducéens.

 

Le rôle de la Loi mosaïque

 

Saint Paul ne rejette pas le sens normatif de la Loi qui a permis « d'ABREAGIR le péché, en faisant d'abord prendre conscience qu'il existe, en le faisant reconnaître comme péché. » (p. 67)

 

Le péché signifie le crime. Comme Tresmontant n’a cessé de l’écrire, on peut observer tous les jours que l’homme, le paléo-anthropien des paléontologues, le « vieil homme » de Saint Paul, vit de sacrifices et de meurtres ; il suffit de l’observer très simplement. De fait, dans l’histoire, « sans la Loi mosaïque, il n'y aurait pas eu d'Israël, parce que comme tous les autres peuples, celui-ci se serait vautré dans la prostitution aux idoles, dans le crime et l'injustice. Israël sans la Loi aurait été comme un organisme sans structure, sans possibilité d'existence autonome. » (p. 64).

 

Avec le Christ, la Loi ne suffit plus. L’humanité est arrivée à une nouvelle étape. C’est pourquoi le sens de la Loi n’est plus à strictement parler moral mais ontologique. L’exigence est à son point oméga : ce n’est plus un respect des Lois selon une relation de petit enfant devant son père mais une question d’être selon une relation d’époux.

 

« Une tentative pour faire régresser la « justice » du plan surnaturel chrétien au plan de l'éthique, se trouve dans la morale de Kant. La Critique de la Raison pratique représente un effort analogue à celui que Paul eut à combattre chez les Galates : chercher la justice dans l'observance d'une Loi morale. » (p.117)

 

Pour conclure sur ce point, la Loi n’est pas supprimée comme chez Marcion, mais accomplie. Aucun anti-judaïsme chez Saint Paul mais reconnaissance intégrale de la première matrice, du « phylum » hébreu. Ceci ne peut se comprendre que si l’on interprète le sens du prophétisme hébreu que Saint Paul maîtrisait.

 

La tradition du prophétisme

 

Le prophétisme hébreu éclaire une métaphysique du temps tout à fait originale ; petit à petit, comme un lent apprentissage, l’humanité se forme, en sortant des antiques programmations animales, de cette vieille humanité qui vit de sacrifices et d’idolâtrie (sacrifier = rendre sacré), laquelle est considérée comme la stupidité la plus mortelle chez tous les prophètes : « L'inintelligence, ce que les prophètes appellent la stupidité, est donc le péché fondamental, le péché par excellence, le péché contre l'esprit. […] L'idolâtrie est la stupidité fondamentale, conformément à l'enseignement des prophètes : stupidité métaphysique, qui confond le Dieu créateur avec le créé périssable. » (p. 121/122)

 

Que l’on pense à l’exemple célèbre que Saint Paul rapporte avec humour d’Athènes, en dépit des railleries qu’il a essuyées là-bas : « J'ai même trouvé un autel sur lequel était gravé : « A un Dieu inconnu ! » » (p. 126)

 

En effet, le propre du paganisme est de vivre selon l’antique humanité qui secrète des dieux par milliers et, le plus souvent, sans s’en rendre compte. C’est pourquoi « du point de vue païen, un Juif est « athée » puisqu'il refuse d'adorer les multiples dieux de la cité. C'est en tant qu' «athées » que les Juifs ont été persécutés dans l'Empire. Rappelons-nous la stupéfaction des armées romaines quand les vainqueurs eurent pénétré dans le Temple de Jérusalem, dans le Saint des saints, et qu'ils n'y trouvèrent au lieu des statues qu'ils attendaient, rien. » (p. 158-159)

 

Vers une anthropologie intégrale

 

« Si l'Incarnation s'était effectuée au paléolithique, par exemple, dans une quelconque tribu humaine, le monde n'aurait pas connu la Visite de Dieu. L'Evangile n'aurait pas pu être annoncé, parce que non seulement il n'aurait pas trouvé un terrain pour le recevoir, mais aussi parce que l'humanité n'avait pas encore atteint son âge, réalisé une unité, qui permît au levain de la Parole de soulever la pâte humaine. Il fallait donc que la pâte humaine soit physiquement prête à recevoir cette semence. Avant ce moment-là, l'annonce de l'Evangile aurait été prématurée. C'est pourquoi la Bible attache une telle importance aux « temps » » (p. 77)

 

Nous retrouvons ici la métaphysique biblique du temps, toujours prospective, jamais rétrospective. Il est étonnant de constater que « l'Incarnation, en fait, s'est opérée au moment où l'Empire romain avait fait l'unité du monde méditerranéen. » (p. 77)

 

L’Incarnation éclaire le sens de la foi qui, dans le christianisme, ne « ne s'oppose pas à la connaissance, comme chez les gnostiques. Elle est connaissance, connaissance de Dieu, intelligence du mystère de Dieu manifesté en son Fils. » (p. 153)

 

« Vouloir connaître quelque chose, c'est n'avoir rien compris au mystère de Dieu qui est quelqu'un. » (p. 153)

 

Pour connaître davantage ce « Quelqu’un », l’ascèse est une des conditions, en vue de la divinisation réclamée. Elle est une purification de l’antique humanité, en vue de ratifier davantage le don de la vie surnaturelle. « L'ascèse paulinienne est une ascèse athlétique. Elle n'a rien d'une ascèse morbide, d'un masochisme stérile, elle est essentiellement orientée vers le fruit à porter. On émonde l'arbre pour qu'il porte davantage de fruit. Saint Paul, c'est le contraire de « la recherche du temps perdu ». » (p. 160)

 

Il faut s’entendre tout de suite sur le mot « chair » ; par exemple, des intellectuels comme Michel Onfray disent que le christianisme véhicule une haine du corps. C’est tout le contraire qui est vrai.

 

En réalité, il s’agit d’un malentendu sémantique : l’univers biblique n’est pas l’univers matérialiste resté victime du dualisme platonicien avec, d’un côté, le corps et, de l’autre, l’âme, laquelle est supprimée dans le schéma des matérialistes. Ici, la chair (de l’hébreu basar) ne désigne pas le corps mais la totalité humaine. Ainsi, Paul ne dit pas que le corps est mauvais (thèse manichéenne) mais que « l'humanité est, en son fond, pécheresse » en s’opposant à la vocation de Dieu.

 

On sent qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation qui sera davantage approfondi, cette fois, dans Schaoul Paulus, la théorie de la métamorphose où, comme le suggère son titre, Tresmontant va révéler l’anthropologie intégrale qui est le cœur du christianisme : ce qui est voulu depuis le début nous est révélé par le Christ qui résume l’union entre l’Incréé et la créature, modèle à assimiler selon une relation d’amitié, sans confusion, sans altération. 

 

 

Se procurer l'ouvrage

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7 janvier 2012 6 07 /01 /janvier /2012 11:28

Je crée ce jour une nouvelle rubrique intitulée "Critiques".

 

J'entends critique ici non au sens d'"avis négatif" - qui est devenu le sens courant - (même si bien entendu, je me réserve aussi d'être critique en ce sens là), mais au sens neutre de "l'art de juger les oeuvres de l'esprit".

 

Il s'agira de réfléchir sur tel ouvrage, tel article de presse, tel film peut-être aussi... et de les évaluer à l'aune de la pensée, de la doctrine, de la philosophie de Claude Tresmontant.

 

Nous essaierons d'imaginer comment Claude Tresmontant aurait réagi face à telle production. Nous vérifierons la pertinence de ses analyses en les confrontant aux modes de pensée actuels, tels qu'ils s'expriment dans les différents médias existants.

 

Nous inaugurerons cette nouvelle rubrique dans les tous prochains jours, avec une critique de fond du numéro de fin d'année du Point, consacré aux "questions et réponses sur l'existence de Dieu".

 

La critique est en cours de rédaction sur le groupe Facebook Claude Tresmontant. Vous êtes invités, si vous le souhaitez, à participer à la discussion, soit sur Facebook, soit sur ce blog en réagissant aux articles publiés, soit encore sur le blog Totus Tuus, sur lequel paraîtront simultanément les articles concernés. 

 

Cette critique va nous prendre plusieurs semaines, car le reportage du Point est assez dense [1]. Mais elle va nous permettre de situer la pensée du monde contemporain sur cette question fondamentale de l'existence de Dieu, et d'apprécier par contraste la valeur de la doctrine de Claude Tresmontant - de comprendre quelle contribution cette doctrine peut apporter au monde actuel, et l'importance, l'urgence, de la faire connaître.

 

Il n'est plus possible aujourd'hui de traiter d'un tel sujet (l'existence de Dieu) sans faire la moindre référence à l'oeuvre métaphysique (accessible à la compréhension au grand public) de Claude Tresmontant [2] - pour une revue comme le Point qui se veut sérieuse et bien documentée, c'est de l'ordre de la faute professionnelle. Nous nous efforcerons donc, avec nos humbles moyens, de rendre justice au cher Professeur en lui permettant, par notre "voix", de répondre aux "docteurs" de ce monde, et de proposer une alternative authentiquement rationnelle à la pensée dominante - qui l'est de moins en moins...

 

Vous êtes, chers lecteurs, conviés à faire vivre cette rubrique. Si vous avez une réaction que vous souhaiteriez partager sur telle oeuvre de votre connaissance, vous pouvez me soumettre un projet d'article que je publierais volontiers sous le nom que vous voudrez (le vôtre, ou un pseudonyme). 

 


[1] A un internaute qui m'objectait : "On peut se demande si ça vaut la peine de donner tant d'importance à ce numéro...", je répondais : "Ca vaut toujours la peine de remettre les idées à l'endroit quand elles sont à l'envers! - d'autant que l'on y retrouve tous les poncifs à la mode auxquels il m'apparaît important de répondre. Et l'on est là de surcroît sur un terrain privilégié de la pensée de Claude Tresmontant - c'est donc une excellente occasion de la faire connaître."
[2] Voici le texte du "statut" que je publiais sur le groupe Facebook pour lancer la discussion sur le reportage du Point : "Avez-vous lu le dernier numéro du Point consacré aux 'questions et réponses sur l'existence de Dieu'? Atterrant... Pas un mot naturellement sur Claude Tresmontant (sa pensée, son oeuvre...) - il n'existe tout simplement pas - ni sur l'un quelconque de ses brillants disciples - comme le dessinateur de BD chrétienne Brunor, pourtant d'actualité avec son dernier album "Le hasard n'écrit pas de message". Il est vraiment temps que cela change, et que le cher Professeur soit enfin connu (et reconnu) pour son apport philosophique sur la question de Dieu - et sa réfutation métaphysique de l'athéisme." Cf. notre article du 18 juin 2011, Un auteur méconnu
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5 janvier 2012 4 05 /01 /janvier /2012 18:44

Chers amis,

 

En exclusivité absolue sur ce blog, voici la 6e partie d'une interview audio donnée par Claude Tresmontant en décembre 1996, quatre mois seulement avant sa mort.

 

Interrogé par Jérôme Dufrien - qui nous a fait l'honneur et la grâce de nous confier la diffusion de ce document exceptionnel -, Claude Tresmontant revient sur les grands thèmes de son oeuvre.

 

Dans ce nouvel extrait que nous publions aujourd'hui, Claude Tresmontant nous parle de l'accélération de l'Evolution (avec une petite coupure technique sur la fin à un moment important... mais qui n'empêche pas de saisir la pensée de l'auteur). 

      

 

Dans le prochain extrait, que nous publierons le 5 février prochain, Claude Tresmontant nous fera réfléchir sur le problème du mal.

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31 décembre 2011 6 31 /12 /décembre /2011 13:24

"En cette fin du XXe siècle, nous voyons plus clairement que jamais que tout dans l'Univers est lumière et information.

 

Un atome est une composition. C'est donc de l'information.

 

Une molécule est une composition. C'est de l'information plus complexe.

 

Un message génétique, c'est de l'information.

 

Chaque groupe zoologique nouveau qui apparaît dans l'histoire de la Nature, c'est un nouveau message génétique qui est communiqué. C'est de l'information nouvelle qui ne préexistait pas antérieurement."

 

(Claude Tresmontant, in Les Métaphysiques principales, François-Xavier de Guibert 1995, p. 287)

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29 décembre 2011 4 29 /12 /décembre /2011 13:35

Arnaud Dumouch, professeur de religion et de théologie catholique en Belgique, nous introduit, dans une admirable série de clips, à la philosophie réaliste héritée d'Aristote et de Saint Thomas d'Aquin - tradition dans laquelle notre cher Professeur, Claude Tresmontant, s'inscrit résolument. Il nous livre ainsi les clefs pour comprendre les rouages de la pensée de Claude Tresmontant.

 

Dans cette seconde vidéo, Arnaud Dumouch, après avoir souligné l'importance d'une solide formation philosophique pour quiconque veut faire de la théologie, nous présente les différentes branches de la philosophie réaliste - selon la classification d'Aristote.

 

(Je précise que je n'adhère pas à toutes les propositions théologiques de notre cher Arnaud sur nos premiers parents et le péché originel - étant sur ces points un disciple de Mgr André Léonard, archevêque de Malines-Bruxelles, dont vous trouverez présentée la doctrine sur le blog Totus Tuus, à travers les interventions radiophoniques du P. Hervé Soubias).


 

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26 décembre 2011 1 26 /12 /décembre /2011 10:06

Pour Kant et ses disciples nominalistes, la réalité objective ne contient aucune information en elle-même susceptible d'être connue par notre intelligence. Au contraire : c'est notre intelligence qui met dans la matière - qu'elle appréhende par les sens - son contenu intelligible. La matière en elle-même est brute ; elle n'est pas informée. Ce qui lui donne sens et forme, c'est l'activité de notre esprit réfléchissant sur elle. Dès lors, il ne peut y avoir de connaissance métaphysique qu'a priori - puisque la connaissance ultime de toute chose se trouve dans l'esprit de l'homme qui pense : elle ne peut être abstraite de l'expérience sensible [1].

 

Tresmontant, en des pages admirables, démontre toute la fausseté de ce présupposé, en établissant magistralement que "la nature est intelligible en elle-même, bien avant que le professeur Kant ne légifère sur elle" [2].

 

"Nous constatons que dans l'Univers et dans la Nature, tout est informé. En cette fin du XXe siècle, nous voyons plus clairement que jamais que tout dans l'Univers est lumière et information. Un atome est une composition. C'est donc de l'information. Une molécule est une composition. C'est de l'information encore plus complexe. Un message génétique, c'est de l'information. Chaque groupe zoologique nouveau qui apparaît dans l'histoire de la Nature, c'est un nouveau message génétique qui est communiqué. C'est de l'information nouvelle qui ne préexistait pas antérieurement." [3]

 

Or, qui dit "information" dit "pensée". Car l'"information" n'est rien d'autre que de la "pensée". Il est donc bien une "pensée" qui habite la matière, et qui n'est pas le fruit de notre propre "pensée". Cela est particulièrement manifeste dans le monde des vivants : "Un être vivant est construit, constitué, par un message génétique initial, qui peut se lire, qui peut se déchiffrer comme une partition de musique, si on connaît l'alphabet. Un être vivant est une pensée. Cette pensée est écrite physiquement sur ou dans une molécule géante [en l'occurrence : l'ADN] qui est rédigée selon les normes d'un certain système linguistique" [4]. Cette pensée pré-existe absolument à celle du philosophe - et ne peut donc en dépendre : "Le premier message génétique qui a constitué le premier vivant est apparu il y a 3 ou 4 milliards d'année" [5].

 

Pour appuyer son propos, Claude Tresmontant évoque l'exemple du lion, que le savant étudie. Que fait le savant, pour connaître le Lion? "Il va dans la brousse, là où il y a des lions. Il étudie leur anatomie, leur physiologie, leur biochimie spécifique, leur psychologie, leur sociologie, etc. Il étudie, s'il le peut, les programmations qui commandent aux comportements sociaux et politiques des lions : les amours, les chasses, la défense du territoire, la hiérarchie, les rites de domination et de soumission, etc. Ainsi le naturaliste, le zoologiste, se fait une idée du Lion." [6] Cette idée ne sera pas bien entendu la substance de tel lion singulier, mais un concept général de lion qu'il tirera de l'observation de tous les lions singuliers et concrets qu'il aura rencontrés : "L'information que le zoologiste reçoit dans son esprit lorsqu'il étudie les espèces vivantes, c'est (...) l'idée générale de telle ou telle espèce animale, idée générale qu'Aristote appelait ousia seconde, l'essence d'un être." [7] Bref, le savant va dégager de son observation des lions ce que Claude Bernard appelait l'idée directrice du lion, "c'est-à-dire la pensée qui a présidé à sa construction" - et qui ne vient pas de l'homme -, "le message génétique qui est inscrit dans le patrimoine génétique du lion" [8].

 

Cette connaissance sera certes parcellaire et imparfaite. Mais elle s'enrichira à mesure que la science progressera. "Il y a un siècle, on connaissait l'anatomie des lions et leur physiologie, mais on ne connaissait pas encore les particularités de leur biochimie, qui est originale (...). Donc, au fur et à mesure de nos découvertes, notre idée du Lion va s'enrichir. Tout est tiré de l'expérience, de l'étude des lions singuliers. Notre connaissance du lion n'est pas a priori (...). Elle est toute entière expérimentale, tirée ou extraite de l'expérience concrète. L'idée du Lion que nous avons dégagée d'une manière progressive et incomplète de l'étude des lions particuliers que nous avons pu étudier, c'est en somme ce qui est écrit physiquement dans le message génétique inscrit sur ou dans la molécule géante que le lion communique à sa chérie la lionne, lorsqu'ils s'unissent physiquement. Cette union est communication d'information. Tout ce que le zoologiste a dégagé péniblement et d'une manière incomplète de l'étude expérimentale des lions concrets et singuliers, tout cela est inscrit sur cette molécule géante qui se trouve contenue dans la tête du spermatozoïde du lion, et dans le noyau de l'ovule de la lionne. Si nous avions su, si nous savions déchiffrer ce qui est écrit sur ou dans cette molécule géante qui se trouve pelotonnée dans le noyau du spermatozoïde du lion ou dans l'ovule de la lionne, nous aurions une idée complète du lion, non pas a priori évidemment, mais par la simple lecture, par le déchiffrement du contenu du message génétique du lion et de la lionne. Nous saurions quelle est l'idée directrice du lion, pour reprendre l'expression de Claude Bernard. De même que certains musiciens savent déchiffrer une partition musicale et l'entendre chanter en eux-mêmes sans orchestre, avant l'orchestration." [9]

 

Tresmontant conclut alors : "Nous avons une idée du lion parce que nous tirons de la réalité objective, à savoir des lions existants et concrets, l'idée du lion qui s'y trouve : le message génétique du lion, qui constitue le lion vivant et existant et rugissant. C'est parce que la nature est informée bien avant que nous la connaissions, que nous pouvons en tirer les messages qui la constituent. C'est parce que le lion existant, vivant et rugissant est un être vivant et informé, que nous pouvons à partir de l'expérience et par l'étude et l'analyse dégager l'idée directrice et constituante du lion, qui de fait est inscrite physiquement dans les messages génétiques du lion et de la lionne. - C'est parce que la réalité est en elle-même informée et donc intelligible, que nous pouvons parvenir à la penser.  Nous assimilons l'information intelligible qui se trouve dans la nature bien avant que nous ne la découvrions." [10] 

 


[1] Cf. Notre article du 27 novembre 2011, 3e présupposé de la méthode déductive : La nature n'est pas informée.

[2] Claude Tresmontant, in Les Métaphysiques principales, François-Xavier de Guilbert 1995, p. 282.

[3] Ibid., p. 287

[4] Ibid., p. 288

[5] Ibid., p. 290

[6] Ibid., p. 288

[7] Claude Tresmontant, in Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques, Seuil 1976, p. 157.

[8] Ibid., p. 156

[9] Claude Tresmontant, in Les Métaphysiques principales, op. cit., p. 289.

[10] Ibid., pp. 289-290

[11] Ibid., p. 282

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18 décembre 2011 7 18 /12 /décembre /2011 20:37

Introduction à la pensée de Teilhard de ChardinAvec ce troisième ouvrage paru en 1956, Tresmontant s’offre l’occasion d’approcher l’évolution biologique par le biais des travaux de Teilhard de Chardin, célèbre paléontologue et géologue avec qui il a pu correspondre en le considérant comme un de ses maîtres ; le grand projet de ce biologiste de formation entend associer l’ordre physique à l’ordre métaphysique, ce qui laisse suggérer d’emblée que le physique n’est pas de la « matière brute » dépourvue de signification tel que le présentait Kant.

 

En d’autres termes, la biologie contiendrait de la métaphysique, au point d’être appelée "ultra-physique" (p. 20)

 

 

Eclairage sur la méthode : le refus du concordisme

 

Cette étude de 131 pages porte son attention aux écrits de maturité de Teilhard, soucieux d'un effort de synthèse ; il s’agit de mettre en lumière sa vision scientifique, son plan ; Tresmontant se veut scrupuleux : "Aucun concordisme : mais un effort de cohérence, la quête de l’unité, respectueuse de la diversité des démarches de la connaissance." (p. 10)

 

Tresmontant s’en explique davantage, ce qui est un moyen aussi de répondre aux reproches qu’on lui adressait à ce sujet, reproches qu’on a souvent faits à Teilhard afin de discréditer l’ensemble de ses travaux sans les comprendre dans leur "totalité organique, comme une personne, c'est-à-dire dans la pensée vive qui l'informe et qui l'anime, dans l'esprit qui est au principe et au terme." (p. 130) :

 

"On a accusé Teilhard de concordisme pour avoir tenté cette synthèse entre l'enseignement du réel et l'enseignement de la Révélation. Le concordisme est un essai illégitime de rechercher dans l'Ecriture sainte des connaissances qui ne sont pas de son ressort, puisqu'elles doivent être fournies normalement par une enquête scientifique. La démarche du Père Teilhard n'a rien de commun avec le concordisme. Parler de concordisme dans son cas, c'est caser paresseusement un problème nouveau dans un tiroir ancien. La démarche de Teilhard ne consiste pas à rechercher dans l'Ecriture des vérités scientifiques – il en est loin ! – mais à laisser se rejoindre en lui les sources du savoir, comme inévitablement l'esprit est amené à le faire, s'il ne veut pas construire artificiellement des cloisons étanches, à l'intérieur de lui-même, entre sa foi et sa science." (p. 84)

 

Rappelons aussi que Teilhard s’est toujours considéré comme un naturaliste qui avait pour point de départ l’expérience ; la théologie l’ennuyait beaucoup. Du reste, à ses yeux, il n’existe aucune confusion entre la science et la foi mais une distinction et une correspondance organique.

 

Du cosmos à la cosmogenèse

 

L’évolution nous a appris ce qu’était le temps. La grande découverte de Teilhard est que l’univers n’est pas cosmos mais cosmogenèse. Dans un autre sens, l’univers n’est pas clos sur lui-même, il se fait sans cesse et reste à faire, ce qui est l’occasion pour Tresmontant de critiquer ce qu’il appelait "la philosophie tentante", à la mode :

 

"Une comparaison s'impose à cet égard entre la pensée de Teilhard et celle de Heidegger : deux visions du monde, deux "philosophies" diamétralement opposées. L'une, scientifique, découvrant le sens de la cosmogenèse et la temporalité irréversible de la création orientée vers un terme de maturation. L'autre, scolastique et littéraire, affirmant l'absurdité essentielle de l'être. Une philosophie de la naissance, de l'être-pour-la-vie et une philosophie de l'être-pour-la-mort." (p. 56)

 

De fait, l’Univers n’est pas une "chose posée là", mais une série de choses qui sont en train d’être créées, les unes à partir des autres, petit à petit. C’est une évolution créatrice, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Bergson. De plus, "la montée de l'esprit dans l'Univers est un phénomène irréversible." (p. 56)

 

Teilhard (in La réflexion de l'énergie) : "Sous peine d'étouffer sur soi, l'Evolution, devenue réfléchie, ne peut être conçue comme se poursuivant dans un "Univers cyclique et clos" : elle est incompatible avec l'hypothèse d'une mort totale." (p. 58)

 

La désertion de la question du réel par la philosophie a relégué celle-ci au rang d'une science humaine ; or, la philosophie est bien plus qu’une science portant sur l’humain…

 

"Le philosophe peut bien dire et écrire qu'après tout le réel est peut-être absurde "par construction". Le savant familier, par un contact personnel et concret, avec cet Univers exploré aussi bien dans ses dimensions spatiales que dans sa profondeur temporelle, ce savant sait bien que l'hypothèse du philosophe est purement verbale." (p. 59)

 

Dans son refus du fixisme, Teilhard remarque que l’évolution est orientée selon une loi de récurrence dont l'Omega demeure le phénomène humain. "L'homme n'apparaît (...) plus, comme dans l'ancien anthropocentrisme naïf, au centre spatial de l'Univers, - mais il se découvre réellement situé au sommet du Temps, à la flèche d'une Evolution orientée vers les hauts Complexes." (p. 38)

 

Du simple au complexe

 

C’est donc un fait : dans l’histoire de l’univers, nous passons du plus simple au plus complexe : "la biologie ne serait pas autre chose que la Physique du très grand complexe." TDC image

 

Toutefois, le reproche que l’on continue de faire dans ce cas de figure est que le simple n’est pas aussi simple que cela. Le professeur connaît ce reproche. C’est pourquoi il écrit, à la suite de Teilhard :"Assemblés dans l’ordre, les 360 types de noyaux atomiques aujourd’hui reconnus par la Physique, de l’hydrogène à l’Uranium, constituent une hétérogénéité, non une complexité. En ce sens, une Planète est hétérogène elle n’est pas complexe. La complexité est une hétérogénéité organisée." 

 

Ce qui est mis en avant est la combinaison, autrement dit : le rôle de la substance est ici convoqué ; ainsi, un atome est plus complexe qu’un électron, une molécule plus complexe qu’un atome, une cellule vivante plus complexe que les noyaux chimiques les plus élevés qu’elle renferme. Ce qui détermine une complexité, ce n’est pas la diversité des éléments mais la variété corrélative des liaisons nouées entre ces éléments.

 

Afin d’illustrer le rôle déterminant de la substance, du psychisme en somme, il arrive que Tresmontant utilise l’exemple de l’ordre des grains de sable. "L'ordre des grains de sable, lorsque ma main s'est retirée, est l'ordre d'éléments physiques, les grains de sable, qui restent étrangers les uns aux autres, partes extra partes. C'est l'ordre d'un tasDe toute façon, en effet, et quel qu'eût été mon geste, il y aurait eu un certain ordre. De même si, dans une imprimerie, je jette en l'air les caractères d'imprimerie qui sont dans les tiroirs, quoi que je fasse, il en résultera, par terre, un certain ordre des caractères d'imprimerie, dans leurs dispositions mutuelles. Ces ordres sont tous également improbables, c'est-à-dire que, si j'ai obtenu ainsi un certain ordre, pour obtenir la même disposition en jetant les caractères en l'air, il me faudra, dans tous les cas, une bonne petite éternité. Mais l'oeil, l'oeil vivant, bien entendu, n'est pas un tas" (in La Crise moderniste) puisqu’il réagit, ce qui traduit l’existence d’une substance capable d’organisation, s’intensifiant avec le processus de céphalisation.

 

En effet, par le biais des travaux de Teilhard, Tresmontant constate que nous allons des formes les plus simples aux plus complexes, des monocellulaires jusqu’à l’homme capable de dire "Je".

 

"Avec l'apparition de la Pensée, tout change : la Noosphère [l’ordre de la conscience réfléchie] tend à constituer une unité biologique réelle" (p. 67)

 

De fait, avec la venue de la conscience réfléchie dans l’univers, la conception traditionnelle du temps éclate : "Contrairement au temps cyclique des mythologies panthéistes, le temps de l'Univers est orienté d'une manière irréversible." (p. 71)

 

Devant ce constat, Teilhard remarque que l’anthropogenèse continue la biogenèse, laquelle poursuivait l’œuvre de la cosmogenèse. La vision de Teilhard est unitive : le terme du monde est l’Unité réelle des êtres dans la diversité de leurs personnes. "L’évolution cosmique poursuit une œuvre de nature personnelle" rapporte Tresmontant.

 

L’être humain aussi est inachevé. Le point dit "Omega" désigne cette personnalisation visée, laquelle a pour axe le Christ, Pantocrator. Le dessein est l’ultra-humain : non pas vers le mieux-être mais vers le plus-être, soit l’accomplissement de la plénitude de l’Homme dans son être (p. 129)

 

Un Tresmontant critique

 

Tresmontant n'a jamais été un "disciple béat" comme il tenait à le répéter ; par exemple, il n'a pas été totalement d'accord avec Teilhard, notamment sur la question du mal et le risque d'échec. A la fin de l'ouvrage, dans la section "Quaestiones disputatae", il discute de la notion de Multiple chez Teilhard, avec l'origine du mal.

 

"Pour éviter le Charybde d'un Univers créé d'une manière purement contingente et arbitraire, Teilhard tombe dans le Scylla d'une mythologie bien connue : Dieu s'achève en créant le Monde, Dieu s'engage dans une lutte avec le Multiple (le Chaos antique) pour se retrouver lui-même, au terme de cette oeuvre, plus riche et pacifié : vieille idée gnostique qui se retrouve chez Bohme, chez Hegel, chez Schelling... Une fois encore, Teilhard est victime des antinomies inévitables de la raison pure. La critique de ce qu'il refuse est valable, mais la solution qu'il propose ne semble pas meilleure que la thèse qu'il rejette."  (p. 115-116)

 

Autrement dit, Teilhard réduit l’existence du mal à la méthode naturaliste, dans la mesure où il explique le mal avec l’ordre physique et ne voit pas qu’il a une définition proprement métaphysique. On retrouve le "geste" plotinien qui sera aussi celui de Bergson au sujet du Multiple qui justifierait le mal ; cette question préoccupe davantage Tresmontant, au point de déclarer, quelque peu grave : "La perversité des bourreaux des camps de concentration ne s'explique pas par le Multiple." (p. 117)

 

"Assurant et intégrant les risques d'échec, l'optimisme de Teilhard est, selon la formule qu'Emmanuel Mounier appliquait au Christianisme lui-même, un optimisme tragique." (p. 62)

 

Cela n’empêche pas Tresmontant de comparer Teilhard à Saint Jean de la Croix ou Sainte Thérèse d'Avila, en soulignant son courage et sa souffrance devant les attaques ou tentatives de déstabilisation tant du monde de la foi que celui de la science. Plus tard, nous verrons que "Blondel nous offre l'ontologie dont la phénoménologie teilhardienne a besoin" (Introduction à la métaphysique de Maurice Blondel, p. 58) et peut-être tout le plan de Tresmontant aura-t-il eu pour objectif de les unir.

 

Introduction

 

I / La vision du monde

 Le point de vue et la méthode

 Le sens de l’Evolution

 Le paramètre de complexité croissante

 Le paramètre de céphalisation

 L’Evolution continuée

 Le pas de la réflexion

 La convergence de l’Evolution

 Le Point Oméga

 

II / Teilhard, penseur chrétien

 Christologie

 La spiritualité

 Quaestiones disputatae

 1) La création

 2) Le problème du mal

 

Conclusions et réflexions

 Bibliographie sommaire de quelques textes accessibles 

 

 

 

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10 décembre 2011 6 10 /12 /décembre /2011 20:07

"Dans l'état de vie présente, notre connaissance intellectuelle commence par les sens ; par conséquent, ce qui ne tombe pas sous les sens ne peut être saisi par l'intellect humain que si sa connaissance peut être dégagée à partir des choses sensibles."

 

(Saint Thomas d'Aquin, Somme contre les Gentils, I, 3)

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5 décembre 2011 1 05 /12 /décembre /2011 00:00

 

Chers amis,

 

En exclusivité absolue sur ce blog, voici la 5e partie d'une interview audio donnée par Claude Tresmontant en décembre 1996, quatre mois seulement avant sa mort.

 

Interrogé par Jérôme Dufrien - qui nous a fait l'honneur et la grâce de nous confier la diffusion de ce document exceptionnel -, Claude Tresmontant revient sur les grands thèmes de son oeuvre.

 

Dans ce nouvel extrait que nous publions aujourd'hui, Claude Tresmontant nous parle de l'usure irréversible de l'Univers - qui contredit la thèse de l'éternité de l'Univers. 

      

 

Dans le prochain extrait, que nous publierons le 5 janvier prochain, Claude Tresmontant nous fera réfléchir sur le phénomène de l'accélération de l'Evolution.

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27 novembre 2011 7 27 /11 /novembre /2011 11:34

Le 3e grand présupposé de la méthode déductive est que la nature est un chaos inintelligible en soi et que son ordre apparent résulte d'un travail de notre esprit - qui met du sens là où il n'y en a pas. C'est là le préjugé d'Emmanuel Kant, sur lequel repose tout son système philosophique.

 

"L'un des présupposés inconscient, non explicites, non analysés ni critiqués, sur lesquels repose l'édifice pesant - ô combien pesant! - de la Critique de la Raison pure, c'est celui-ci : la réalité objective, la réalité sensible, la nature en elle-même, n'est pas informée et si nous trouvons dans l'expérience de l'information, de l'intelligibilité, c'est que le sujet connaissant l'y a mise. En elle-même, l'expérience n'est pas informée. C'est nous qui informons le donné brut de la réalité objective pour en constituer l'expérience. C'est nous qui communiquons l'information. Nous retrouvons dans l'expérience l'information que nous y avons mise." [1]

 

Pour Kant, la nature est une matière brute, un chaos. Et c'est notre raison qui rend intelligible ce chaos. Ainsi que l'affirme le philosophe allemand : "C'est (...) nous-mêmes qui introduisons de l'ordre et la régularité dans les phénomènes que nous appelons Nature, et nous ne pourrions la trouver s'ils n'y avaient été mis originairement par nous ou par la nature de notre esprit." [2]

 

Cette considération n'est pas nouvelle. Elle n'est pas une invention d'Emmanuel Kant - simplement une réactualisation de l'antique pensée de Platon : "Ce présupposé a une très vieille histoire. Il remonte en fait à la dichotomie platonicienne entre le sensible et l'intelligible. Le sensible est de soi et par soi privé de signification (...). Ce que constamment Aristote reproche à Platon, c'est de séparer l'intelligible du sensible, l'idée du réel. Ce qui est proprement aristotélicien, c'est de reconnaître que l'idée est immanente au réel, et qu'elle l'informe constamment." [3]

 

Plus encore, cette appréciation est une résurgence du vieux mythe du Chaos originel - également repris par Descartes. Pour le philosophe Henri Bergson : "Tout l'objet de la Critique de la Raison pure est (...) d'expliquer comment un ordre défini vient se surajouter à des matériaux supposés incohérents. Et l'on sait de quel prix elle nous fait payer cette explication : l'esprit humain imposerait sa forme à une 'diversité sensible' venue on ne sait d'où ; l'ordre que nous trouvons dans les choses serait celui que nous y mettons nous-mêmes." [4]

 

De même que le 2e présupposé de la méthode déductive implique une certaine anthropologie (ou conception de l'homme) [5], de même, une certaine ontologie (ou théorie de l'être), inspirée de Platon, se trouve à la racine de la théorie de la connaissance qui fait florès chez nos philosophes modernes [6] : "Chez Kant, comme chez Descartes, une certaine philosophie de la nature est, entre autres, à l'origine de la théorie de la connaissance. Dans la nature, il n'y a pas d'information, et par conséquent notre intelligence ne peut pas l'y trouver. L'idée ne se trouve pas dans le réel avant d'être dans notre esprit." [7]

 

C'est ce qu'écrivait l'éminent professeur de l'Université de Koenigsberg dans sa Dissertation de 1770 : "En ce qui concerne les intelligibles strictement entendus, dans lesquels l'usage de l'entendement est réel, les concepts de cette nature concernant des objets ou des rapports sont donnés par la nature même de l'entendement, et non abstraits d'aucun usage des sens, et ne contiennent aucune forme de connaissance sensible comme telle." [8]

 

La pensée d'Emmanuel Kant est donc fondamentalement nominaliste : "Dire que l'intelligence humaine ne peut pas tirer l'idée qui se trouve dans la nature, assimiler l'intelligibilité qui est inhérente et immanente à la nature, et qu'en conséquence à nos idées, à nos concepts, ne correspond en réalité rien du tout dans la nature, c'est la définition même du nominalisme." [9] Comme l'écrivait à ce sujet Régis Jolivet, dans son Traité de Philosophie : "Kant est intégralement nominaliste. Le concept, dit-il, ne dérive d'aucune manière de l'expérience. Il est absolument a priori... La pétition de principe est aveuglante." [10]

 

On comprend pourquoi, selon Kant, seul l'a priori est intelligible, seul l'a priori est pur [11] : "Si la Nature n'est pas informée en elle-même, si les êtres de la Nature ne sont pas informés en eux-mêmes et indépendamment de la connaissance que nous en prenons, bien avant la connaissance que nous en prenons, alors en effet, nous ne pouvons pas partir de l'expérience et de la Nature pour en tirer l'intelligibilité qui s'y trouve, - car justement, elle ne s'y trouve pas (...). Dans ces conditions, puisque nous ne pouvons pas trouver l'intelligible dans la Nature, dans l'Univers, dans les êtres de la Nature, alors il faut la chercher en nous-mêmes. Il faut donc procéder a priori. La métaphysique comme science n'est possible qu'a priori. Elle ne peut être que déductive. Elle ne peut pas être expérimentale, comme l'ont pensé Aristote, les grands scolastiques qui suivaient la méthode aristotélicienne, et beaucoup plus tard, Bergson." [12]

 

Mais cela conduit à une certaine idôlatrie de la raison humaine [13], puisque "le Sujet connaissant va se substituer autant que possible au Dieu créateur, s'identifier à lui, après avoir éliminé autant que faire se peut la théorie hébraïque de la Création"... [14]

 


[1] Claude Tresmontant, in Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques, Seuil 1976, p. 174.

[2] Kant, in Critique de la Raison pure, cité par Claude Tresmontant, Ibid.

[3] Ibid.

[4] H. Bergson, in La Pensée et le Mouvant, cité par Claude Tresmontant, Ibid., p. 176.

[5] Cf. notre article du 28 octobre 2011, 2e présupposé de la méthode déductive : le dualisme corps/âme.

[6] Cf. notre article du 24 août 2011, Le dogme de la philosophie moderne.

[7] Claude Tresmontant, in Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques, op. cit., p. 176.

[8] Kant, in Dissertation de 1770, citée par Claude Tresmontant, Ibid.

[9] Ibid.

[10] Régis Jolivet, in Traité de Philosophie, III, Métaphysique, p. 153, cité par Claude Tresmontant in Les métaphysiques principales, François-Xavier de Guibert 1995, p. 282.

[11] Cf. notre article du 14 août 2011, Kant et la raison pure (2).

[12] Claude Tresmontant in Les métaphysiques principales, op. cit., p. 286.

[13] Cf. notre article du 9 octobre 2011, 1er présupposé de la méthode déductive ; le monde est ma représentation.

[14] Claude Tresmontant in Les métaphysiques principalesop. cit., p. 286.

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