La méthode déductive, avons-nous dit [1], procède d’une conception négative du corps considéré comme une prison pour l’âme, le résultat d’une "chute" de l’Un dans la réalité multiple, d’une aliénation de l’esprit dans la matière – d’une déchéance.
"Que peut-il sortir de bon d’un corps?" pourrions-nous demander, en paraphrasant la fameuse question de Nathanaël à Philippe au sujet de Nazareth (cf. Jn 1. 46).
Cette anthropologie dualiste qui appréhende séparément, comme deux réalités opposées, l’âme (qui connaît) et le corps (qui alourdit, entrave, enferme, trompe, souille) ; cette anthropologie platonicienne, que présuppose la méthode déductive, se révèle – à y regarder de plus près – purement arbitraire, sans le moindre fondement rationnel.
Ce qui est très embêtant...
"L’univers ne serait qu’une apparence, un songe, une représentation. La multiplicité des êtres ne serait qu’une illusion. La diversité des êtres, la spatialité et la temporalité, le devenir, tout cela relèverait de l’apparence. En réalité, il n’y a que l’Un, seul l’Un existe, et la sagesse consiste à retrouver, en surmontant les apparences, cette unité originelle du tout (…).
"Les métaphysiques qui enseignent cela se heurtent à un certain nombre de difficultés. Elles récusent l’expérience, elles nous disent que l’expérience (…) est fausse et illusoire ; l’enseignement métaphysique qui professe la seule existence de l’Un serait la vérité. Ces métaphysiques nous déclarent que l’expérience est trompeuse, que l’expérience a tort (…). Elles nous enseignent le contraire de l’expérience, mais elle ne nous donne pas les raisons pour lesquelles nous devrions plutôt croire à la doctrine (…) qu’elles nous proposent, qu’à l’expérience. Car enfin (…), pour renoncer à ce que nous dit l’expérience, et pour professer ce que nous enseignent ces métaphysiques de l’Un, – qui sont en contradiction avec l’expérience, – il faudrait des raisons. On ne nous en donne pas (…). On nous parle d’une chute, d’un exil (…), d’une modification de la substance unique, d’une aliénation de la substance divine. Mais d’où tire-t-on ces enseignements ? On ne nous le dit pas." [2]
Quand on creuse un peu la question, on aperçoit très vite l’origine mythique de cette métaphysique : "On nous demande de ne pas accepter l’enseignement de l’expérience au nom de mythes dont on ne nous justifie pas l’origine, dont on ne nous donne pas les titres, et qui de plus sont totalement contradictoires [puisque la chute est nécessairement imputable à l’Un, qui, seul, existe : la faute est donc commise au sein même de la divinité…] On nous demande sans doute aussi de renoncer à la raison, à la logique, au principe de contradiction ? Il nous faudrait renoncer à l’enseignement de l’expérience objective et aux exigences d’une démarche rationnelle cohérente ? C’est vraiment trop demander." [3]
Mais alors... Si le corps n’est pas l’enveloppe terrestre dans laquelle l’âme-parcelle-divine est « tombée », qu’est-il en réalité ?
Tout simplement : l’homme lui-même. Mon corps, c’est moi – non pas quelque chose d’autre que moi, mais moi, en personne : "Il ne faut pas dire que l’homme A un corps organisé, car ce serait faire de l’homme autre chose que ce corps qu’il serait censé avoir. L’homme EST un corps organisé." [4] Tout est dit dans cette dernière définition. L’homme EST un corps ; et le corps EST lorsqu’il est organisé (et seulement lorsqu’il est organisé) : "Un corps vivant est un corps animé, ou il n’est rien. Lorsque l’âme s’en va, il ne reste pas un corps, il reste un cadavre, c’est-à-dire un tas, une multiplicité pure d’éléments chimiques qui s’en vont et se dispersent. Le cadavre ne garde que provisoirement l’apparence du corps vivant : en fait, il n’est plus un corps, il est une mutiplicité." [5]
Si le corps EST lorsqu’il est organisé – et seulement lorsqu'il est organisé – il faut s’interroger sur le principe même de cette organisation. Qu’est-ce qui fait que le corps est vivant et animé – que JE suis moi-même vivant et animé ? Notre auteur l’a évoqué plus haut : le principe d’animation du corps, ce qui fait que le corps EST corps (et non cadavre), c’est une structure subsistante distincte du corps, mais non séparée, qui le transcende et en est le sujet ; une structure subsistante qu'Aristote appelait l’âme (psychê). "Un vivant est une structure physique (...) qui subsiste, durant sa vie entière, alors que la matière intégrée dans cette structure (...) est constamment renouvelée. C'est (...) une structure physique qui a en elle-même la loi de son propre développement, qui est capable d'assimiler des éléments étrangers, c'est-à-dire de prendre, de capter, et d'intégrer à sa propre structure des molécules étrangères, prises au dehors, qu'elle transforme préalablement, afin de les rendre capables de s'intégrer à l'ensemble des molécules du vivant. Le vivant est encore une structure (...) capable de réparer, dans des mesures variables, les accidents survenus à cette structure qu'il est, de régénérer sa propre forme, dans la mesure du possible. Enfin, le vivant est un être capable de communiquer la loi même de sa constitution à un autre vivant semblable à lui même. Il est capable de se reproduire, de se multiplier (...)." [6]
Le corps vivant de l’homme, ce n’est donc pas simplement une matière organisée (une statue, par exemple, est aussi une matière organisée) – c’est une matière en activité : "Le vivant (…) est sujet de sa propre activité (…). [Il] n'est pas seulement une organisation matérielle : il est un être capable de s’organiser, de se renouveler du point de vue matériel, de s’adapter, de se cicatriser : il est le sujet des verbes d’action qui le caractérise." [7] C'est lui qui informe la matière afin d'en faire un corps vivant : "C'est lui qui renouvelle constamment la matière physique multiple qu'il intègre ; c'est lui qui recherche des aliments et qui les transforme, qui les assimile, qui rejette ce qui ne lui convient pas ; c'est lui qui se développe et se régénère s'il est abîmé ; c'est lui qui communique sa propre information génétique pour constituer un autre vivant." [8]
Ce qui subsiste dans le vivant, ce n'est pas un élément physique ; ce n'est pas de la matière, ce n'est pas un atome ou une molécule. La substance qui demeure, alors même que tous les éléments physiques qui la composent sont constamment renouvelés "ne peut pas être comptée avec les éléments physiques qu'étudie le physicien. Elle est ce qui intègre une multiplicité matérielle considérable par le nombre et la variété, dans l'unité d'une synthèse." [9] L’existence de l’âme n’a donc pas besoin d’être prouvée. Elle est "une donnée immédiate de la perception : un organisme vivant est une âme vivante qui informe une matière. Lorsque je regarde un être vivant, ce n’est pas seulement un corps que je vois, mais c’est aussi, et en même temps, une âme vivante (…)." [10]
"Au siècle dernier (…), un médecin avait produit ce propos célèbre et indéfiniment répété depuis : ‘Je croirai à l’existence de l’âme lorsque je l’aurai trouvé sous mon scalpel’ (…). Point n’était nécessaire d’aller chercher le scalpel : il suffisait de regarder n’importe quel être vivant : il est une âme vivante. Inutile de disséquer. Il suffit d’ouvrir les yeux." [11]
Le corps de l’homme n’a donc rien à voir avec une chose, avec une machine – comme le pensait Descartes. Et une métaphysique fondée toute entière sur l’analogie du corps de l’homme avec la machine est inéluctablement vouée à l’échec – car elle est radicalement, ontologiquement fausse. "Dans une machine, si vous enlevez une pièce, si vous abîmez une pièce, la machine s’arrête. Elle ne marche plus. Dans un organisme vivant (…), si une partie de l’organisme se trouve atteinte, mutilée, abîmée par la maladie, l’organisme tout entier fait effort pour se passer de la partie malade, pour compenser ses déficiences (…). L’organisme peut compenser la perte d’un poumon, d’un rein, et même la lésion d’une partie du cerveau. Chez certains animaux primitifs, l’organisme peut régénérer les parties amputées. – Tout cela, la machine ne sait pas le faire. Elle n'est pas elle-même principe d'action, elle n'a pas d'initiative (...). L'organisme est autre chose, il est spontanéité active et même intelligente." [12]
Si donc l’homme est un corps animé d’une âme, si l’homme EST à la fois, indissociablement, corps et âme, alors ce qui touche à l’un touche à l’autre – puisque l’un et l’autre sont comme les deux faces d’une même réalité. L’âme communique au corps l’information nécessaire pour vivre et se développer – elle est son principe d’animation et d’existence en tant que corps vivant. Mais l’âme n’est pas seulement sujet d’action biologique ; elle est aussi le centre de connaissance qui collecte les informations communiquées par l’expérience sensible, qui les traite et les exploite. Le corps est donc le moyen par lequel l’âme reçoit l'information du monde extérieur, lui permettant d'accomplir sa fonction d’animation – puisqu’elle se sert des éléments du monde extérieur pour constituer l’organisme qu'elle est, et le préserver dans son intégrité : "C'est la différence qui existe entre un psychisme et une chose : un psychisme est capable de recevoir des informations et de les interpréter. Une chose n'en est pas capable. Un psychisme est sujet : il est le lieu où parviennent des informations, le foyer à partir duquel ces informations sont traitées et interprétées, et le point de départ d'une action, d'une réaction." [13]
"Dans l’anthropologie dont nous avons proposé les linéaments, le corps n’est pas autre chose que l’âme. Le corps vivant, c’est l’âme vivante qui informe une matière pour constituer l’organisme qu’elle est. Lorsque de l’information parvient à un corps vivant, animal ou humain, c’est donc au psychisme que l’information parvient, par la voie des sens. L’expérience sensible est la première des connaissances, la connaissance fondamentale. Ensuite, il faudra traiter l’information, l’interpréter, l’analyser, la raisonner. Mais la base, le fondement, ce qui est vraiment connaissance et nourriture, c’est l’information qui vient du monde, de la nature, des autres êtres vivants, par la voie des sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le contact tactile." [14]
[1] Nos articles des 9 octobre 2011, 1er présupposé de la méthode déductive : le monde est ma représentation, et 28 octobre 2011, 2e présupposé de la méthode déductive : le dualisme corps/âme
[2] Claude Tresmontant, in Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, Seuil 1966, pp. 50-51
[3] Ibid., p. 51
[4] Ibid., p. 384
[5] Ibid., p. 385
[6] Claude Tresmontant, in Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques, Seuil 1976, pp. 65-66
[7] Claude Tresmontant, in Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, Seuil 1966, p. 247
[8] Claude Tresmontant, in Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques, Seuil 1976, p. 66
[9] Ibid., pp. 66-67
[10] Claude Tresmontant, in Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, Seuil 1966, p. 396
[11] Ibid.
[12] Ibid., p. 390
[13] Claude Tresmontant, in Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques, Seuil 1976, p. 155
[14] Ibid., p. 161.