L'univers est pour nous un mystère. Notre propre existence est pour nous un mystère. Car de l'un ni de l'autre nous ne sommes responsables ; de l'un et de l'autre nous "héritons" - l'un et l'autre, nous les recevons comme un don [1].
Lorsqu'on observe le monde, rien de ce qui existe ne semble se suffire à soi-même - puisque tout naît, tout commence d'être. Il n'est aucune réalité dans l'univers observable qui n'ait eu un commencement d'être. Se pose donc à nous la question fondamentale de l'origine ultime de tout ce qui est. Qu'est-ce qui fait que l'univers existe? Qu'est-ce qui fait que nous existons?
Bien sûr, nous pouvons répondre à la question de l'existence de toute chose en invoquant des causes prochaines. Qu'est-ce qui m'a fait, moi? Mon père et ma mère. Qu'est-ce qui a fait la Terre? L'agglomération d'éléments lourds (fer, silicium, aluminum, nickel...) en provenance de débris d'étoiles. Qu'est-ce qui a fait notre galaxie? La condensation des nuages froids d'hydrogène et d'hélium sous l'effet de la gravitation. Qu'est-ce qui a fait l'univers? Le Big Bang (ou quelque autre évènement). Etc.
Mais lorsque nous avons donné à chaque phénomène sa cause directe - en remontant aussi loin que nous le pouvons -, notre esprit peut-il être pleinement rassasié? "Notre raison est-elle satisfaite quand elle a constaté l'existence de ce monde, quand elle a fait l'inventaire des lois qui régissent ce monde et son évolution? N'y a-t-il plus d'autre question?" [2]
Une fois que nous avons décrit les phénomènes et leur enchaînement chronologique, a-t-on tout dit et tout compris du monde et de l'univers? N'est-il pas une question supplémentaire, fondamentale, qui se pose à nous une fois le travail scientifique (d'observation des phénomènes, et d'explication des phénomènes par d'autres phénomènes) accomplit? Nous avons scruté l'univers, étudié sa structure, son mécanisme, son fonctionnement, constaté son développement historique... Mais il est une réalité sur laquelle nous n'avons pas (encore) réfléchi, qui est l'être même de cet univers que nous examinons. Nous avons travaillé sur un donné - nous l'avons exploré à fond. Mais ce donné lui-même, nous ne l'avons pas considéré, avec recul, en tant qu'il est ; nous ne nous sommes pas interrogés sur son existence [3]. Comment se fait-il que notre univers existe? D'où tire-t-il son être? De lui-même - de ses propres ressources (mais comment fait-il alors pour se donner progressivement ce qu'il n'a pas au départ)? Ou d'ailleurs? Bref : "N'y a-t-il que 'du monde', que 'de la nature' (...)? L'existence du monde seul est-elle pensable?" [4] Et si non : Dieu existe-t-il? [5]
Cette question de l'être de l'univers - et de l'existence de Dieu qui lui est subséquente - est la première de toutes les questions. Non pas forcément celle qui se pose en premier. Mais la plus fondamentale, celle qui est à la racine de toutes les autres - car l'activité scientifique présuppose l'existence de l'univers [6]. Le problème de l'existence de l'univers se trouve en amont de tous les autres problèmes - puisque tous les autres problèmes lui sont dérivés et en découlent.
1) Si l'univers n'existe pas, l'activité scientifique ne peut trouver à s'exercer - et les questions qu'elle soulève n'ont pas lieu d'être.
2) Or, l'univers existe - et les savants peuvent l'explorer à satiété.
3) Comment se fait-il qu'il existe - s'offrant ainsi généreusement à la contemplation et à l'étude du monde scientifique?
Certains affirment que cette question est absurde ; qu'elle ne se pose pas ; qu'il s'agit là d'un faux problème, d'une pseudo-question. "L'univers existe, un point c'est tout. Il est, c'est ainsi - il n'y a pas lieu de s'en étonner. Il est impensable qu'il ne soit pas. Se demander pourquoi il existe, et pourquoi il existe sous cette forme là, n'a aucun sens. L'univers est ; son existence s'impose à nous. Nous devons l'accueillir tel qu'il est, le recevoir tel qu'il se donne à nous, sans nous poser de questions superflues. Ne perdons pas notre temps en discussions oiseuses à son égard - cherchons plutôt à mieux le connaître, lui."
Ceux-là considèrent l'existence de l'univers comme une évidence. Il est parce qu'il est, tout simplement : nous le voyons, nous le sentons, nous l'expérimentons. Son existence est ce qu'il y a de plus certain - elle ne fait pas problème. Elle ne fait problème, en vérité, qu'à une catégorie particulière d'individus : ceux qui entendent proclamer l'existence de Dieu. Mais ceux-ci ne raisonnent pas objectivement, ni rigoureusement. Ils sont mus par une arrière-pensée, un préjugé en faveur de l'existence de Dieu. Or, nous le savons : les préjugés altèrent notre perception du réel - et nous entraînent sur de fausses pistes. Il faut donc les chasser de notre esprit et nous en tenir à ce qui est absolument indiscutable, à savoir : que notre monde existe. L'existence existe - c'est un fait, une évidence première, incontestable, irréfutable. Il n'y a pas lieu de s'en émouvoir.
Rares, en vérité, sont ceux qui raisonnent ainsi - qui n'aperçoivent pas le problème, ne le voient pas. Le sens commun, lui, naturellement émerveillé par l'univers et son ordre admirable, pressent la difficulté. Il sent plus ou moins confusément que l'univers a besoin d'une explication ultime, fondamentale, première - que son existence ne va pas de soi ; qu'elle est d'autant plus inévidente que ce que nous savons aujourd'hui de l'univers nous le rend vraiment "bizarre" - selon l'expression de Georges Lemaître ; que le problème de son existence se pose et doit être posé.
"Notre raison, d'une manière invincible, se refuse à se tenir satisfaite de cette constatation du fait ; elle se pose la question du fondement de l'existence (...). En posant (...) la question de la source de mon existence (...), je pose une question essentielle à l'exercice de la raison humaine (...). Nous ne pensons pas que les questions fondamentales doivent être nécessairement éludées, comme inconvenantes. Nous pensons au contraire que chacun a le devoir de se les poser, que chacun a le devoir d'aider l'autre à se les mieux poser." [7]
Notre interlocuteur soupçonne le philosophe croyant de raisonner selon un préjugé ; et ce faisant, de mal poser le problème. Le problème étant mal posé, le traitement de la question ne peut être que biaisé et aboutir à des conclusions erronées.
Claude Tresmontant a parfaitement démontré qu'un raisonnement scientifique (de type inductif) appliqué au réel objectif et expurgé de tout préjugé conduit à la conclusion certaine de l'existence de Dieu. Mais... admettons un instant qu'un tel raisonnement aboutissant à une telle conclusion soit effectivement influencé par un préjugé favorable à l'existence de Dieu. Le compliment peut être aisément retourné. Car "personne n'aborde une question sans quelque préjugé, c'est-à-dire sans avoir quelque idée de ce qu'il veut prouver. L'homme est un animal social, l'éducation qu'il a reçue l'a marqué pour la vie, et son milieu, ses lectures l'influencent profondément. Vouloir purger son esprit de tout préjugé avant de commencer à philosopher, comme Descartes prétendait le faire par son doute méthodique, cela est tout à fait vain. Descartes n'y a pas réussi, ni personne après lui ; cela reviendrait à vivre et penser seul, ce qui est impossible. Et le pire des préjugés est de croire qu'on n'en a pas, car on en a toujours, et justement un préjugé n'est nocif pour la vie de l'esprit que s'il est inconscient et inavoué." [8]
Notre interlocuteur qui prétend que la question de l'existence de l'univers ne se pose pas se trouve donc dans une situation inconfortable - pour le moins. Car s'il reproche au philosophe croyant de raisonner selon des a priori posés au départ avant toute analyse, son affirmation elle-même repose sur un préjugé gouvernant sa pensée - d'autant plus pernicieux ici qu'il est totalement inconscient. Ce préjugé, quel est-il? Claude Tresmontant l'a très bien mis au jour, en montant que pour cet interlocuteur, "l'existence de l'univers ne fait pas problème, car cette existence est nécessaire. L'univers est, et il n'y a pas à nous en étonner, car il existe nécessairement. Il est l'Être lui-même. S'étonne-t-on de l'existence de l'Être? (...). Dire que l'existence de l'univers va de soi, et qu'il n'y a pas lieu de s'en étonner, c'est, au fond, penser que l'existence de l'univers est ontologiquement suffisante : l'univers existe par soi (...). Il est l'Être, sans restriction, sans précision, sans distinction. Il est l'Être, il est le seul Être, il existe nécessairement, puisque l'Être ne peut pas ne pas exister. Son existence ne fait pas question, elle ne pose aucun problème. Il n'y a pas lieu de nous étonner de l'être de l'univers, il n'y a pas lieu de nous demander pourquoi l'univers existe. Il est, et puisqu'il est l'Être qui ne dépend d'aucun autre, il faut le dire : il est l'Être absolu." [9]
L'assertion de notre interlocuteur s'avère donc le produit d'une thèse métaphysique subrepticement posée au départ - d'un préjugé selon lequel l'univers est le seul Être, à l'exclusion de tout autre. Ce qui est précisément en question. Refuser de soumettre à la critique ce postulat posé a priori, affirmer sans discussion que le débat n'a pas à être ouvert - parce qu'il est déjà clos -, c'est professer arbitrairement, péremptoirement, sans la moindre justification rationnelle, que l'Univers est le seul être, l'Être absolu ; c'est manifester une pensée dogmatique - celle-là même que l'on reproche au philosophe croyant.
Il est donc inexact de dire que la question ne se pose pas. Elle se pose, parce que celui qui affirme le contraire se l'est en réalité déjà posée et y a répondu à sa manière - même s'il n'en a pas conscience. Le problème est qu'il ne l'a pas traité de manière rationnelle, mais selon ses préférences cachées, ses options secrètes, ses orientations inavouées. Il nous faut donc regarder le problème en face, et examiner rationnellement la question de savoir si l'univers est le seul Être ou s'il ne l'est pas.
[1] Cf. nos articles des 16 septembre 2012, Nous sommes à nous-mêmes un mystère, 23 septembre 2012, Notre vie est un miracle, et 2 novembre 2012, L'univers n'est pas créateur de lui-même.
[2] Claude Tresmontant, in Essai sur la Connaissance de Dieu, Cerf 1959, p. 8.
[3] Cf. notre article du 2 décembre 2012, Toute existence pose question.
[4] Op. cit., p. 15
[5] J'entends 'Dieu' ici au sens le plus neutre du terme, à savoir : l'Absolu incréé qui se distingue de l'univers, et qui n'a besoin de rien ni de personne pour être ce qu'il est comme il est. Cf. notre article du 15 janvier 2013, La question de l'existence de Dieu.
[6] Cf. notre article du 23 décembre 2012, La question fondamentale - absolument première.
[7] Op. cit., pp. 15, 33, 8-9.
[8] Roger Verneaux, Introduction Générale et Logique, Beauchesne et ses Fils, 1964.
[9] Claude Tresmontant, in Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, Editions du Seuil 1966, pp. 54 et 55.