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2 décembre 2012 7 02 /12 /décembre /2012 11:48

Lorsque nos yeux s'ouvrent et que notre intelligence s'éveille, lorsque notre raison se met à analyser les informations qu'elle reçoit par le canal de nos sens, nous découvrons une réalité que nous n'avons pas créée, dont nous ne sommes pas à l'origine, et qui est là, devant nous, s'offrant à notre observation, se donnant à connaître.

 

La réalité la plus immédiate que nous percevons est nous-même. Nous nous découvrons, pensant et respirant - sans que nous ne soyons pour rien dans le fait d'exister. [1]

 

Nous découvrons ensuite un univers autour de nous au sein duquel jaillit sans cesse de la nouveauté - et d'abord notre propre être, qui a commencé d'exister. Avant ma conception, je n'étais pas. Maintenant, je suis, j'existe. [2] Et il en est ainsi pour tout ce qui existe dans l'univers ; il en est ainsi pour l'univers lui-même. [3]

 

Ce surgissement d'être tout au long de l'histoire de l'univers est "ce que nous constatons quotidiennement, et universellement, si nous savons ouvrir les yeux, ou simplement découvrir ce que nos yeux voient constamment. Une herbe qui pousse, un enfant qui est conçu et qui naît, la vie qui apparaît à telle époque donnée, l'invention de millions d'espèces vivantes, l'invention même d'une idée, d'une oeuvre d'art, tout cela constitue la manifestation d'une création continuée sans cesse, où du nouveau apparaît constamment, qui ne pré-existait pas. Il y a donc 'surgissement' d'être, non pas à partir ni au milieu du 'néant absolu', mais au milieu d'une réalité qui ne comporte pas, ou ne comportait pas encore cet être qui naît, cette réalité irréductiblement nouvelle qui apparaît. Après un non-être, un être apparaît. Cet enfant qui n'existait pas il y a un an, existe. Voilà le fait fondamental." [4]

 

Or, ce fait pose question, dit Tresmontant. "Toute existence fait question." [5]

 

Bien entendu, la réalité objective qui nous entoure - et dont nous sommes partie intégrante - pourra être regardée du point de vue de sa structure, de sa composition, de son fonctionnement, des lois qui gouvernent son développement historique, son évolution temporelle... Ce sont les sciences modernes qui nous permettront d'obtenir une description aussi complète que possible de cette réalité objective. Mais cette description externe, physique, ne nous dira pas TOUT du réel. Elle ne nous dira pas en particulier d'où vient ce réel que les sciences positives observent et décrivent, ni d'où viennent les caractériques du réel que leurs différentes disciplines nous dévoilent.

 

"Les sciences positives, expérimentales - l'astrophysique, la physique, la chimie, la biochimie, les sciences humaines -, partent d'un fait, d'un donné : ce fait, ce donné, c'est l'univers existant, avec sa structure et son devenir, son contenu et son évolution historique. Les sciences positives partent de ce fait (...). Les sciences positives (...) partent d'un donné, le monde (...). C'est du réel objectif, physique, matériel, biologique, que le savant attend un enseignement. Cet enseignement, il va le tirer du réel, par observation, expérimentation et analyse." [6] Mais il est un problème spécifique que les sciences positives ne traitent pas, et qui se pose pourtant irrésistiblement à la raison humaine : c'est la question de l'être même de l'univers - du fait qu'il existe, comme structure intelligible -, et de son évolution - marquée, nous l'avons dit, par un 'surgissement' incessant d'êtres nouveaux qui ne préexistaient pas.

 

Ce problème "s'impose à la raison humaine lorsque le travail scientifique expérimental est, sinon achevé, du moins suffisamment avancé pour que l'on puisse discerner clairement les problèmes ultérieurs (...). Les sciences partent du donné." Mais "c'est le fait même que ce donné existe qui fait problème. Il est donc des questions que les sciences positives, expérimentales, ne traitent pas. Et cependant, ces questions s'imposent à la raison humaine." [7]

 

Il faut donc les traiter, rationnellement.

 


[1] Cf. notre article du 16 septembre 2012, Nous sommes à nous-mêmes un mystère.

[2] Cf. notre article du 23 septembre 2012, Notre vie est un miracle.

[3] Cf. notre article du 2 novembre 2012, L'univers n'est pas créateur de lui-même.

[4] Claude Tresmontant, in Essai sur la Connaissance de Dieu, Cerf 1959, p. 22.

[5] Claude Tresmontant, in Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, Editions du Seuil 1966, p. 49.

[6] Ibid., pp. 41, 44-45.

[7] Ibid., p. 47.

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1 décembre 2012 6 01 /12 /décembre /2012 12:29

Arnaud Dumouch, professeur de religion et de théologie catholique en Belgique, nous introduit, dans une admirable série de clips, à la philosophie réaliste héritée d'Aristote et de Saint Thomas d'Aquin - tradition dans laquelle notre cher Professeur, Claude Tresmontant, s'inscrit résolument. Il nous livre ainsi les clefs pour comprendre les rouages de la pensée de Claude Tresmontant.

 

Dans cette huitième vidéo, Arnaud Dumouch nous explique pourquoi il est important de bien distinguer les différents domaines de la connaissance (sciences modernes - philosophie - théologie) pour éviter des confusions malheureuses - et possiblement lourdes de conséquences...

 

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22 novembre 2012 4 22 /11 /novembre /2012 18:55

Bonjour à tous.

 

Sachez que je suis très heureuse de me trouver parmi vous. Je remercie infiniment Monsieur Boucart et Monsieur Marie d’avoir créé un site consacré à Monsieur Tresmontant, mon maître spirituel.

 

J’ai beaucoup de chances de l’avoir côtoyé à la Sorbonne au début des années 80. Pendant trois ans, j’ai régulièrement assisté à ses cours : une conférence publique hebdomadaire, un cours destiné aux étudiants préparant une licence en philosophie et un séminaire pour les étudiants en maîtrise et en doctorat.

 

Mon directeur d’étude m’appelait ‘Mademoiselle Tresmontanienne’, car je n’avais que Monsieur Tresmontant dans ma tête – j’ai cité plus de cinquante fois ses ouvrages dans mon mémoire de maîtrise en philosophie. Il est vrai qu’à l’époque, j’étais remplie de la pensée tresmontanienne de la tête aux pieds, mais je n’étais pas la seule. Autour de moi, à ma connaissance, il y avait plusieurs centaines de ‘fidèles’ qui le vénéraient et qui ‘se nourrissaient’ de son enseignement… Dans ses cours à la Sorbonne, il y avait plus d’auditeurs libres que d’étudiants officiellement inscrits – tous âges confondus, de 20 à 90 ans.

 

J’étais heureuse de me trouver parmi ses disciples ‘privilégiés’. Monsieur Tresmontant avait la coutume d’inviter une poignée d’étudiants, après le séminaire du mardi après-midi, dans un café, place de la Sorbonne, pour discuter pendant une heure. Je suis capable de me souvenir, comme si tout s’était passé il y a quelques jours, de ses yeux, de son sourire, de sa voix, de ses plaisanteries, ainsi que de la tasse de café que Monsieur Tresmontant commandait toujours sans pourtant jamais boire une seule gorgée, de sa pipe, de son gros sac en cuir de plombier posé sur ses genoux contenant la ‘Bibliothèque hébraïque’, c’est-à-dire la Bible en hébreu, la Septua Ginta, la καινὴ διαθήκη,  le Nouvum Testamentum, l’Enchiridion Symbolorum Definitionum Declarationum, la Conciliorum Decumenicorum Decreta et je ne sais quoi d’autres, probablement le Thayler’s Greek-English Lexicon of the New Testament

 

C’est lui qui m’a initié à l’hébreu biblique. C’était la première année qu’il enseignait l’hébreu biblique à ses étudiants en maîtrise et en doctorat. Pendant le séminaire, il nous expliquait ses découvertes récentes sur le ‘Livre de la Nouvelle Alliance’, c’est-à-dire le Nouveau Testament. Pour le suivre, il nous fallait au moins une connaissance élémentaire de l’hébreu biblique.

 

Le cours pour les étudiants en licence portait sur la philosophie médiévale. Nous avons commencé par étudier la Summa Theologica, I, 1a, qn 1-11 de Saint Thomas d’Aquin que Monsieur Tresmontant appelait ‘Frère Thomas’. Il lisait d’abord le texte en latin et immédiatement après, le traduisait lui-même en français. Il citait souvent des passages de Symbolorum Definitionum Declarationum et de Conciliorum Decumenicorum Decreta et les traduisait en français. Il nous lisait aussi la ‘Bibliothèque hébraïque’, la Septua Ginta et la καινὴ διαθήκη et nous les traduisait en français.

 

Chaque fois, nous avons été impressionnés par ses connaissances et compétences en langues classiques. Mais bien entendu, ce n’était pas seulement ses capacités en langues qui nous fascinaient, mais sa façon de nous expliquer des textes si difficiles et complexes dans un langage simple et concret, en nous parlant en même temps des données scientifiques en astrophysique, en génétique et en neuroscience, sans oublier de nous faire rire par ses plaisanteries sophistiquées… Nous étions éblouis de son intelligence inouïe – hypnotisés, pour ainsi dire, par sa grandeur. Nous avons admiré sa beauté physique et sa personnalité si douce et agréable. Bref, peu de personnes étaient indifférentes à ses charmes.

 

Je vais arrêter ici pour aujourd’hui. J’ai l’intention de partager mes souvenirs de mon maître avec vous. Je vais le faire petit à petit en relisant mes cahiers universitaires de l’époque.

 

Je m’appelle Marina, je suis d’origine japonaise. J’ai traduit en japonais un recueil des textes de conférence confié par Monsieur Tresmontant en vue d’introduire sa pensée dans mon pays d’origine. Le livre a été publié en 1985.

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11 novembre 2012 7 11 /11 /novembre /2012 20:46

Après plus de deux ans d'intense correspondance épistolaire et d'une fructueuse collaboration sur internet, Jérémy Marie et Matthieu Boucart, les deux rédacteurs de votre blog, se sont rencontrés pour la première fois, le 10.11.12!

 

Matthieu & Jérémy

 

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2 novembre 2012 5 02 /11 /novembre /2012 10:36

Lorsque nous ouvrons les yeux sur le monde, la première chose que nous percevons, la plus immédiate, c'est notre propre être. Nous voyons, nous nous entendons, nous respirons, nous pensons... sans que nous ne soyons pour rien dans toutes ces opérations.

 

L'aspect de notre visage, notre corps, notre intelligence, toute notre intériorité,... tout cela constitue pour nous une surprise. A telle enseigne que nous ne cessons de nous découvrir nous-mêmes au fil du temps. Notre expérience de la vie nous découvre ainsi des talents, cachés au fond de nous, que nous développons par le travail, après les avoir repérés, discernés. Ce n'est pas nous qui choisissons nos talents ; nos talents sont déjà en nous, avant même que nous les apercevions - ils habitent notre être. Nous avons simplement le pouvoir de les laisser enfouis, ou de les faire s'épanouir. A nous incombe la responsabilité de devenir... ce que nous sommes.

 

Notre être est un mystère [1]. Il est pour nous un donné, quelque chose que nous avons reçu. Nous ne sommes pour rien dans ce que nous sommes. Ce n'est pas nous qui avons demandé à exister, à être ce que nous sommes. Ce n'est pas nous qui avons écrit le message de notre ADN. Notre vie est un cadeau ; et un cadeau d'autant plus inestimable qu'il était infiniment improbable lorsque l'aventure de la vie commença sur la terre [2].

 

Lorsque je détourne maintenant mon attention de moi-même pour la fixer sur la réalité qui m'environne, je vois un monde qui est incapable, lui aussi, de rendre compte de sa propre existence. Il en est incapable, bien sûr, parce qu'il ne parle pas. Mais l'homme que je suis, lui, est capable de le penser et de parler en son nom. Et l'homme que je suis est capable de voir que tout ce qui existe dans l'univers a reçu - comme moi-même - le don de l'être, avec toutes ses facultés extraordinaires (de développement, d'évolution) qui le construisent dans le temps.

 

L'Univers est mû par des forces dont il n'a pas conscience et dont il ne s'est pas pourvu lui-même ; il est régi par des lois qu'il n'a pas écrites et qui le gouvernent - des lois dont il est l'instrument. Si l'univers avait une bouche pour parler, il manifesterait sans doute la même surprise que nous-mêmes, devant notre propre être : "Comment se fait-il que j'existe? Je n'ai pas demandé à exister! Je n'ai pas inventé les lois qui m'habitent! Je n'ai pas décidé de commencer à être, ni de devenir ce que je suis aujourd'hui. Tout ce que je suis, tout ce que j'ai, je l'ai reçu. Je ne peux qu'en prendre acte." 

 

L'univers, comme chacun de nous, est né ; il croît, s'use et meurt de manière irréversible, sans que nous sachions pourquoi il en est ainsi. C'est de l'ordre, aussi, du mystèreC'est de l'ordre, aussi, du miracle : car un être est né - et quel être! (l'univers) - sans que nous sachions pourquoi ; sans que nous en connaissions la cause fondamentale. 

 

La seule chose que nous pouvons dire avec certitude, semble-t-il, c'est que cet univers que nous voyons, qui nous est si familier et qui constitue la trame de notre existence la plus intime, la plus concrète, n'a pas pu se donner à lui-même l'existence - comme nous-mêmes nous ne nous sommes pas donnés à nous-mêmes l'existence.

 

"Nous reportons sur l'univers tout entier ce que notre analyse nous a découvert pour une infime parcelle de l'Univers : nous-mêmes. Nous avons découvert que nous sommes à nous-mêmes comme un don, et que nous avons tout reçu. Il en est de même pour l'Univers tout entier. Cet animal qui ne parle pas n'est pas plus créateur de lui-même que nous ne le sommes. Cette chose, cet arbre, cette pierre, cet atome d'hydrogène, ne sont pas non plus créateurs d'eux-mêmes. L'Univers tout entier, qui se découvre à nos yeux progressivement, avec ses mondes, ses systèmes, ses galaxies, sa matière : rien ne nous permet de dire qu'il est lui-même créateur de lui-même, qu'il est responsable de son existence et de tout ce qu'il contient, entre autres choses de nous-mêmes. Rien ne nous permet d'en faire une sorte d'animal cosmique, comme le faisait Platon, et de décider que cet animal cosmique est un dieu.

 

"L'Univers n'est pas de lui-même créateur. Il est là, sous nos yeux, comme nous-mêmes nous sommes là. Et il reste toujours la question de cette existence et de sa justification." [3]

 


[1] Cf. notre article du 16 septembre 2012, Nous sommes à nous-mêmes un mystère.

[2] Cf. notre article du 23 septembre 2012, Notre vie est un miracle.

[3] Claude Tresmontant, in Essai sur la Connaissance de Dieu, Cerf 1959, p. 31-32 

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1 novembre 2012 4 01 /11 /novembre /2012 12:41

"Il existe un fétichisme intérieur, que les psychologues découvrent petit à petit dans la psychè humaine. C'est une déformation intérieure. En somme, semble-t-il, toute forme d'immaturité affective est fétichiste. Elle consiste en une fixation sur un objet qui n'est pas absolu, - car unique est l'Absolu, et il est transcendant.

 

"La découverte de la transcendance, et de l'Absolu comme transcendance, est une libération par rapport à divers types d'idolâtrie. Dès lors que l'on a vu et compris que l'Absolu n'est rien de ce qui est du monde, on est libéré de la servitude de toutes les idoles, intérieures et extérieures. On accède à la liberté et à l'âge adulte.

 

"Celui qui est libéré de la puérile idolâtrie de l'argent, de l'abominable idolâtrie de l'Etat ou de la Nation, de la captivité de l'eros, celui-là devient un homme, un homme libre, un homme adulte.

 

"En somme, on peut définir la sainteté des saints comme la liberté par rapport à toutes les formes d'idolâtrie. Dans cette perspective, et si cette analyse est exacte, le saint est l'homme normal, le seul normal et adulte, parce que le seul libre. Celui qui n'est pas saint est encore un être infantile, prisonnier d'une multitude d'idolâtries, de fétichismes, extérieurs ou intérieurs, visibles ou invisibles."

 

(Claude Tresmontant, in "Le Problème de la Révélation", Seuil 1969, pp. 197-198)

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28 octobre 2012 7 28 /10 /octobre /2012 20:52

"Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible,

puisse avoir une force plus grande ;

au contraire, elle tombe dans le grand danger

d'être réduite à un mythe ou à une superstition."

 

(Jean-Paul II, in Foi et Raison, § 48)

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22 octobre 2012 1 22 /10 /octobre /2012 22:56

Suite à notre article sur la foi et la démarche scientifique, le P. Beukelaer nous répond sur son blog :« Même s’il l’exprime avec délicatesse, l’auteur ne m’en voit pas moins glisser vers le « fidéisme » (la foi sans la raison). Personnellement, je pense que c’est lui qui risque de verser dans le « rationalisme » en déclarant: « Voilà pourquoi la foi est fondamentalement un acte de l’intelligence ». Entendons-nous : Les « raisons de croire » sont d’utiles marche-pieds pour inviter notre intelligence à reconnaître que la foi est raisonnable. Ils constituent donc également souvent une préparation à l’Evangile. Mais ils ne sont pas les prémisses logiques qui conduisent nécessairement en la foi au Ressuscité. Comme si la nature humaine se suffisait pour devenir chrétien et que l’Esprit était superflu. « Credo ut intelligam » enseignait saint Augustin. »

 

Je remercie le Père pour cette réponse qui nous permet d’approfondir – en cette Année de la Foi récemment inaugurée par Benoît XVI – l’importante question des relations de la Foi avec la Raison (qui est au cœur, me semble-t-il, des préoccupations de nos derniers pontifes). Elle me fournit l’occasion également d’écarter toute équivoque quant à mon propos – et ceux de Claude Tresmontant.

 

Il est vrai qu’à vouloir trop insister sur l’importance de la raison, on peut donner à penser qu’il suffit de savoir pour croire. Auquel cas, bien entendu, le reproche de rationalisme serait fondé.

 

Qu’est-ce en effet que le rationalisme ? Nous avons cité dans notre précédent article la définition du fidéisme selon Mgr Léonard. Reprenons son ouvrage sur Les raisons de croire pour écouter maintenant ce qu’il nous dit du rationalisme – qui est l’erreur symétrique du fidéisme que nous dénoncions.

 

« Le rationalisme pur consiste dans le rejet a priori de la révélation ou de certains de ses aspects au nom d’une conception trop étroite de la raison qui interdit à l’avance à Dieu soit d’exister, soit de se révéler et d’agir de la manière dont la religion (…) se représente qu’il se révèle et agit. Le rationalisme dira par exemple : Dieu est éternel, donc il ne peut entrer dans l’histoire pour s’y révéler ; il est transcendant, donc il ne peut s’incarner en Jésus ; il est impassible, donc il ne peut souffrir la Croix et ressusciter ; etc… »

 

En cette acception-là, je pense qu’il n’y a pas la moindre ambiguïté – nous ne sommes pas rationalistes. Comme chrétiens, et conformément à la pensée de Claude Tresmontant, nous affirmons que Dieu existe ; qu’il s’est révélé à Israël ; qu’il s’est incarné en Jésus-Christ – mort et ressuscité pour notre Salut ; qu’il est réellement présent à son Eglise, aujourd’hui et jusqu’à la fin du monde – la conduisant peu à peu vers la Vérité tout entière. Nous croyons que les vérités révélées par Dieu ne sont pas accessibles, de soi, à la seule raison – et que pour les connaître, il fallait que Dieu nous les révélât ; que la Vérité absolue dépasse notre raison.

 

Mais nous croyons et affirmons tout cela indissociablement au nom de la foi et de la raison – car nous pensons que toutes ces vérités que je viens d’évoquer peuvent être connues par une analyse rationnelle partant de la considération des phénomènes objectifs que sont : la Création, le fait de la Révélation, l’événement Jésus-Christ, et la réalité organique de l’Eglise catholique.

 

Nous encourons par conséquent le risque d’être considérés comme rationalistes en la seconde acception évoquée par Mgr Léonard : « Sous une forme plus souple, le rationalisme est moins préoccupé de rejeter la foi que de se l’annexer en la résorbant dans le champ de la raison. Cela aboutit à la gnose et à sa version contemporaine, l’idéologie (…). Le rationalisme consiste à vouloir enfermer le fait et le contenu de la révélation dans l’enceinte de la simple – et souvent trop simple – raison, comme si la vérité de la foi était nécessairement à la mesure de l’homme. »

 

C’est donc là qu’une précision s’impose. Dans mon précédent article, j’écrivais : « Le croyant croit parce qu’il sait ». Je reconnais que cette formule n’est pas très heureuse – et qu’elle peut prêter à confusion. Ce n’est pas parce que je sais que Dieu existe, que Dieu s’est révélé au peuple hébreu, que Jésus-Christ est le Fils de Dieu fait homme, que l’Eglise catholique est guidée infailliblement par l’Esprit Saint ; que nécessairement, obligatoirement, mécaniquement, je vais croire. Comme le dit à juste titre le P. Beukelaer, les raisons de croire « ne sont pas les prémisses logiques qui conduisent nécessairement en la foi au Ressuscité. » La preuve ? Elle se trouve en Satan et dans les démons. « Tu crois qu'il y a un seul Dieu? Tu as raison. Les démons, eux aussi, le croient, mais ils tremblent de peur. » (Jc 2. 19) « Pas un dogme dont le démon ne sache l’exacte vérité » rappelait Fabrice Hadjadj dans un ouvrage saisissant que tout évangélisateur devrait avoir en bonne place dans sa bibliothèque [1] « L’apologétique s’efforce de montrer la vérité du christianisme, mais cette vérité connue n’empêche pas d’être pire. Elle ouvre la possibilité de la conversion, mais aussi celle d’un refus consommé. » [2].

 

La foi n’est donc pas simplement affaire de connaissance intellectuelle. Elle est plus que du savoir. Elle implique un consentement à la vérité qui se révèle, une humble soumission à Dieu, une filiale obéissance à sa Parole – à laquelle nos cœurs endurcis par l’orgueil ne se plient pas facilement.

 

Pour croire en Dieu, il ne suffit pas de savoir QUI il est et ce qu’il fait : il faut encore accepter de remettre notre vie entre Ses mains ; reconnaître sa seigneurie dans toutes les dimensions de notre existence ; renoncer à nos propres vues lorsqu’elles contredisent les Siennes ; remettre en cause certains de nos comportements auxquels nous sommes attachés, lorsqu’ils nuisent à notre relation vitale avec Dieu et avec nos frères – ce qui suppose une conversion de tout notre être, un choix de notre volonté, l’exercice de notre liberté : un Amour de Charité, tout simplement.

 

Ce n’est pas parce qu’une chose est vraie que nous l’acceptons volontiers ni facilement ; que nous l’aimons ; surtout lorsqu’elle bouscule nos habitudes, dérange notre confort, contrarie nos convictions premières. Nous pouvons préférer suivre nos voies plutôt que celles de Dieu... en toute connaissance de cause.

 

Un tel déni du réel est possible, selon Tresmontant, parce que « L’intelligence est une action, elle procède d’un choix, d’une disposition originelle, elle naît dans les secrets du cœur » [3] : « Il n'y a pas de double comptabilité, cloisons étanches entre la pensée et la liberté, l'action première et essentielle qui définit un être. La pensée ne se joue pas dans un lieu pur, séparé de l'option du coeur et de ses desseins obscurs. Le contraire de la vérité n'est pas l'erreur, mais le mensonge. Il y a mensonge et non pas seulement erreur, à cause de l’inhabitation dans le secret de l'homme, de la vérité qui le travaille. La relation entre cette vérité et l’homme constitue la conscience morale. L'homme a le pouvoir de refouler, de se cacher à soi-même l'exigence de cette vérité qui opère en lui. » [4].

 

Aussi : « La connaissance n’est pas un luxe, un épiphénomène inutile. Elle est une question de vie ou de mort (…). Le progrès dans la connaissance est un cheminement vers la vie(…). L’intelligence est notre acte principal ; nous en sommes responsables. » [5]

 

C’est en ce sens que je disais que la foi est un « acte de l’intelligence ». Le P. Beukelaer me reproche fraternellement l’usage de cette expression. Elle n’est cependant pas de moi, mais… de Saint Thomas d’Aquin. Himself ! 

 

« Croire, nous dit le Docteur Angélique, est un acte de l’intelligence adhérant à la vérité divine sous le commandement de la volonté mue par Dieu au moyen de la grâce » [6].

 

Il y a donc dans la foi une double part : celle de Dieu – qui révèle une vérité inaccessible à la raison humaine (mais non inintelligible) et qui communique sa grâce. Et celle de l’homme – dont l’intelligence choisit d’adhérer à la vérité divinement révélée.

 

La part de l’homme, c’est l’intelligence. C’est par son intelligence (des vérités naturelles) qu’il est conduit à la foi ; et c’est à l’intelligence (des vérités divines) que la foi le conduit. Quoiqu’il en soit, on voit bien que, comme le disait Benoît XVI en 2008 à Paris« Jamais Dieu ne demande à l'homme de faire le sacrifice de sa raison ! Jamais la raison n'entre en contradiction réelle avec la foi ! L'unique Dieu, Père, Fils et Esprit Saint, a créé notre raison et nous donne la foi, en proposant à notre liberté de la recevoir comme un don précieux. C'est le culte des idoles qui détourne l'homme de cette perspective, et la raison elle-même peut se forger des idoles. »

 

Puisqu’il n’y a pas contradiction entre la raison et la foi – mais au contraire fécondation mutuelle –, tous les moyens humains que nous pouvons prendre pour développer notre intelligence du réel disposera notre cœur à l’accueil de la foi – qui est la plénitude de la Connaissance. « La foi, c’est l’intelligence (…) rappelait Claude Tresmontant à la suite du Docteur Commun. La foi est adhésion à la vérité » [7]. Encore faut-il la connaître... C’est tout l’enjeu, me semble-t-il, de l’apologétique chrétienne qui,en dépit de ses limites justement soulignées plus haut par Fabrice Hadjadj, reste un outil majeur d’apostolat : la mission de l’Eglise est de donner au monde la Vérité.

 

Non pas, je le répète, que l’intelligence de la Vérité soit suffisante pour croire – la foi n’est pas le fruit naturel d’une raison qui sait – la raison qui sait a aussi le pouvoir de se perdre... Mais elle est fondamentale et nécessaire pour croire. Une foi sans fondement rationnel, pour aussi admirable qu’elle soit lorsqu’elle manifeste un attachement sincère au Christ et à l’Eglise, est comparable à une maison bâtie sur le sable… A la première tempête, elle s’effondrera. Le croyant sera alors ‘l’homme d’un moment’, comme dit Jésus au sujet de ceux qui croient sans comprendre.

 

Voilà pourquoi il faut inciter ceux qui ne croient pas à approfondir la question de l’existence de Dieu et de sa Révélation à Israël ; voilà pourquoi il faut aider nos contemporains à connaître Jésus-Christ, à réfléchir sur le mystère de sa personne et sur l’événement de sa résurrection (dont notre histoire porte la marque) ; voilà pourquoi nous devons présenter l’Eglise catholique pour ce qu’elle est : le foyer de la présence divine d’où jaillit la sainteté – qui est l’humanité nouvelle régénérée dans le Christ. Non par des proclamations sentencieuses. Mais avec des arguments rationnels.

 

« Le motif de croire, dit le Catéchisme de l’Eglise catholique, n’est pas le fait que les vérités révélées apparaissent comme vraies et intelligibles à la lumière de notre raison naturelle (…). Néanmoins (…) Dieu a voulu que les secours intérieurs du Saint-Esprit soient accompagnés des preuves extérieures de sa Révélation. C’est ainsi que les miracles du Christ et des saints, les prophéties, la propagation et la sainteté de l’Église, sa fécondité et sa stabilité sont des signes certains de la Révélation, adaptés à l’intelligence de tous, des "motifs de crédibilité" qui montrent que l’assentiment de la foi n’est nullement un mouvement aveugle de l’esprit. » (CEC § 156).

 

Il est donc capital de retrouver la raison de notre foi si l’on veut entrer en dialogue avec les non-chrétiens, puisque là précisément se situe le terrain propice à l’évangélisation du monde moderne : « En défendant la capacité de la raison humaine de connaître Dieu, l’Église exprime sa confiance en la possibilité de parler de Dieu à tous les hommes et avec tous les hommes. Cette conviction est le point de départ de son dialogue avec les autres religions, avec la philosophie et les sciences, et aussi avec les incroyants et les athées. » (CEC, § 39).

 

Ce que je regrette un peu dans la réponse du P. Beukelaer aux propos de Christian de Duve, c’est qu’il n’ait pas provoqué le vénérable prix Nobel dans son domaine de prédilection qui est… la connaissance scientifique. Car au fond, le problème de Christian de Duve, ce n’est pas d’être trop scientifique ; c’est de ne l’être pas assez. Comment un scientifique de son envergure peut-il affirmer que le Pape assène au monde des « vérités révélées, et donc non contestables » comme autant « de certitudes qui ne se fondent sur aucune réalité démontrable » ? Comment un savant peut-il porter un jugement aussi péremptoire, sans avoir pris la précaution d’examiner objectivement, scientifiquement, sans préjugés ni a priori, la réalité qu’il critique – et que manifestement, il ne connaît pas. Dire que l’Eglise ne fonde ses certitudes théologiques sur aucune réalité démontrable, c’est tout simplement faux ! – c’est contraire à la réalité objective qu’est censée scruter le scientifique. L’Eglise a toujours tenu à « rendre raison » de l’espérance qui est en elle – elle ne s’est jamais contenté d’asséner des vérités inintelligibles. L’Eglise, dans son annonce de l’Evangile, a toujours sollicité l’intelligence, le raisonnement, la logique, le bon sens. Jamais elle ne nous a demandé d’avaler des couleuvres indigestes et inassimilables.

 

La parole de Saint Augustin (« Credo ut intellegam») que m’oppose aimablement le P. Beukelaer, est celle d’un théologien qui n’a accès aux vérités qu’il contemple que par la foi. Augustin rappelle que l’intelligence des vérités révélées trouve sa source dans la foi – ce qui est très juste. Mais cette parole n’a de valeur que dans l’ordre théologique – chez ceux, donc, qui croient déjà. Elle est inopérante pour des non-croyants qui n’ont pas accès aux vérités révélées, et à qui on ne peut pas demander de renoncer à la raison pour croire ! « Que voulez-vous que pense un savant, habitué à la pratique des sciences expérimentales, en présence d’un théologien qui lui dit qu’il faut partir de la Parole de Dieu, mais qui a bien pris soin de préciser auparavant qu’il est impossible d’établir l’existence de Dieu par l’analyse rationnelle et qu’il est impossible aussi d’établir que Dieu a parlé ? Le tout est remis à la « foi », comprise par la force des choses comme un assentiment aveugle. » [8].

 

C’est à la raison de nos contemporains qu’il faut s’adresser – c’est elle que nous devons interpeller, questionner, stimuler. Ce n’est pas du rationalisme dans la mesure où nous savons bien que pour aussinécessaire que soit ce travail, il ne sera jamais suffisant – et qu’il doit être suppléé par des moyens surnaturels qui attirent la grâce de Dieu (la prière, les sacrements, des expériences d’Eglise, le jeûne, la lecture de la Bible…). Les seuls vrais évangélisateurs, nous le savons, ce sont les saints. C’est par notre sainteté personnelle que nous pourrons toucher le cœur et l’intelligence de nos contemporains, plus que par nos grands discours.

 

Il reste que nous ne pouvons pas renoncer à l’intelligence – puisqu’elle a partie liée avec la foi ; et qu’il n’y a pas de foi authentique sans la raison ; que c’est mutiler la foi que de lui soustraire la raison : « L’Eglise veut et elle tient à ce que l’ordre intellectuel et rationnel conserve sa consistance propre, son autonomie. Elle ne veut pas qu’on tente d’établir l’ordre surnaturel sur des soubassements friables, sans consistance, sans solidité. Elle ne veut pas qu’on affaiblisse l’ordre naturel, l’ordre de la Création, pour introduire l’ordre surnaturel de la grâce (…). L’ordre surnaturel, l’ordre de la grâce, n’abolit pas l’ordre naturel, ne le détruit pas, au contraire, il l’achève, le réalise, le conduit à son terme ultime et à sa perfection. » [9]

 

Distinguer foi et raison de manière à ce pas les confondre n’implique nullement de les séparer – car de fait : elles sont inséparables. La foi présuppose la raison ; la foi contient la raison ; la foi surélève la raison et la porte à son sommet. Foi et Raison sont inséparables du fait de l’unité de la personne qui pense et qui croit. On ne peut pas plus séparer la Foi et la Raison que l’Âme et le Corps. Ce serait la mort assurée... La dialectique entre la foi et la raison n’est pas dualisme, mais articulation et communion.

 

Alors en ce sens là, oui peut-être : nous sommes rationalistes. Mais ce rationalisme-là, nous le revendiquons, nous l’assumons. Nous sommes même, à la vérité, les seuls vrais rationalistes au monde, les rationalistes authentiques – puisque nous conférons à la Raison humaine un pouvoir exorbitant que les rationalistes athées eux-mêmes lui dénient : celui de connaître Dieu et de pénétrer ses mystères. « La seule chose, en réalité, que nos frères athées et rationalistes, auprès de qui nous sommes déshonorés, pourraient reprocher à la théologie chrétienne catholique, serait d’être rationaliste à l’excès, d’être rationaliste d’une manière intempérante, puisque, comme nous l’avons vu, aux yeux de la théologie catholique, la métaphysique est une science de ce qui est, et à ses propres yeux, la théologie catholique est une science. » [10].

 

Il convient donc de reconnaître, avec le Cardinal Joseph Ratzinger – futur pape Benoît XVI  que : « Par son option pour le primat de la raison, le christianisme est encore aujourd’hui un rationalisme philosophique. » 

 


[1] Fabrice Hadjadj,  "La foi des démons, ou l'athéisme dépassé", Salvador 2009, p. 153.

[2] Ibid., p. 15

[3] Claude Tresmontant, in "Essai sur la Pensée Hébraïque", Cerf 1953, p. 122.

[4] Ibid., p. 117.

[5] Ibid., p. 126

[6] Saint Thomas d'Aquin, in "Somme Théologique", 2-2, 2, 9.

[7] Claude Tresmontant, in "Essai sur la Pensée Hébraïque", Cerf 1953, p. 134.

[8] Claude Tresmontant, in  "L'histoire de l'univers et le sens de la Création", François-Xavier de Guibert 2006, p. 55.

[9] Ibid., p. 49.

[10] Ibid., p. 60-61

[11] Joseph Ratzinger, in "Est-ce que Dieu existe?", Payot 2006, p. 102. 

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20 octobre 2012 6 20 /10 /octobre /2012 10:00

Chers amis,

 

Après la publication de l'interview audio de Claude Tresmontant donnée à Jérôme Dufrien fin 1996 (quelques mois avant sa mort), j'ai la joie de vous présenter aujourd'hui un entretien vidéo de notre bien-aimé Professeur - diffusé sur un site canadien - dont j'ai remixé la bande son et retravaillé un peu le visuel. La qualité de l'image est très moyenne, mais il s'agit d'un document rare - peut-être les seules images télévisées de Claude Tresmontant. A savourer sans modération! 

 

Cette vidéo comporte une seconde partie qui sera publiée ici-même dans quelques mois.



 

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14 octobre 2012 7 14 /10 /octobre /2012 19:18

Les idées maîtresses de la métaphysique chrétienneAchevé en octobre 1961, cet essai de 147 pages reste fidèle à l’esprit de synthèse et de simplicité qu’aimait déployer le professeur, loin de la pose mondaine. Dans La formation de la pensée juridique moderne, Michel Villey reconnaissait combien « on aime accoler aux doctrines des noms d’inventeurs ; les philosophies sont signées comme les créations artistiques. » (p. 155) Tresmontant est l’ennemi de tout système auto-suffisant destiné à un cercle d’initiés ou à un jury de concours. Non pas « ma philosophie » mais « Notre philosophie » (p. 14), conforme aux Pères de l’Eglise qui ne « cherchent pas à inventer un système original. Bien au contraire, ils y répugnent. Ils cherchent à penser avec la tradition. » (p. 15)

 

Sa pensée se veut organique (« La pensée d'un Corps »), ce qui manifeste chez lui un accueil de la corporalité, laquelle « n'est pas un accident ni une catastrophe. Elle est dans le plan créateur de Dieu. La matière n'est pas un lieu de chute, ni une souillure, ni un lieu d'exil. Elle est créature excellente en son ordre, materia matrix, dira le P. Teilhard de Chardin. » (p. 64)

 

Le désir et la sexualité ne sont aucunement responsables de l'ensomatose, cette chute des âmes dans le corps qu’explique la tradition théosophique et métaphysique de l'Inde, l'orphisme, Platon et Plotin, les gnostiques, les manichéens. (p. 65) « Il est fort probable que toute la doctrine de la matière et de la corporalité, dans ces divers systèmes, procède, psychologiquement, de cette répulsion originelle à l'égard de la sexualité. » (p. 65)

 

La pensée chrétienne, dans les premiers siècles, et jusqu'aujourd'hui, n’est pas exempte de tout soupçon en ce domaine. Il faut admettre qu’elle « a été tentée par cette attitude affective négative concernant la sexualité, et partant, la corporalité. Nous l'avons vu pour Origène, pour Grégoire de Nysse. Mais chez saint Basile aussi, chez saint Jérôme, chez saint Augustin, on décèle sans peine un conflit insurmonté à l'égard de la sexualité. » (p. 65)

 

L’avis des grands docteurs est une chose, celui de l’Eglise en est une autre. Par exemple, nous savons que l’Eglise n’a pas retenu la conception négative de la sexualité augustinienne. Augustin réduisait le péché originel, son concept, à la concupiscence ce qui permet à Hans Blumenberg (La légitimité des temps modernes) de conclure qu’Augustin n’a pas dépassé la gnose, mais l’a seulement transposée en langage chrétien.

 

Le réflexe gnostique a tendance à réduire la pensée de l’Eglise à un de ses docteurs ; cela a été le cas par exemple du jansénisme dont l’erreur a été de « s'appuyer d'une manière unilatérale sur certains textes de saint Augustin, alors que la pensée de l'Eglise est une pensée COLLECTIVE, une convergence entre tous ses Docteurs. » (p. 67)

 

Le péché originel

 

Tresmontant savait très bien que la théorie du péché originel est au cœur de la rupture entre la Réforme (qui a accentué la théorie augustinienne du péché originel) et le catholicisme, lequel a corrigé la théorie augustinienne du péché originel par le biais du thomisme.

 

« Le « péché originel » selon la théologique catholique, n'a pas altéré la nature humaine dans sa substance (ou dans son essence) : celle-ci reste après le péché ce qu'elle était au sortir des mains de Dieu. Elle reste belle et excellente. Quoique blessée et attendant une guérison. L'humanité est malade, physiquement, psychologiquement, spirituellement. Ce qui est altéré, ce n'est pas la nature humaine elle-même, mais les relations entre Dieu et l'homme, relations proprement surnaturelles. » (p. 74)

 

Intégriste ?

 

En admettant qu’il « existe une philosophie chrétienne à partir du moment où la pensée chrétienne réfléchit techniquement et rationnellement à ces conditions métaphysiques de son propre contenu, reçu de l'Ecriture. Nous avons parfois entendu des voix amicales prononcer, à propos de ce genre de recherche, le mot : intégrisme. […] Nous menacerions une liberté philosophique. Nous répondons que notre propos, jusqu'à présent, a été simplement descriptif […] On ne reproche pas, au biologiste qui décrit cette structure anatomique et les lois d'existence physiologique, de limiter notre liberté. Il importe donc, nous semble-t-il, d'examiner en premier lieu une question de fait. »(p. 20)

 

Il est vrai que la modernité confond la licence (l’absence de contraintes) avec son exact contraire, la liberté (l'accomplissement de l'être dans et avec tout ce qui le constitue) ; en ce cas de figure, « La liberté ne consiste pas à pouvoir choisir entre plusieurs positions, dont les unes sont fausses et l'autre vraie – mais à trouver la vérité. »

 

Toutefois, Tresmontant prend soin de mettre en évidence le « risque d'intégrisme. L'intégrisme consiste essentiellement à durcir et à choséifier ce qui est in via, en développement, en genèse. L'intégrisme est une fixation à la lettre. L'orthodoxie est esprit. Mais l'esprit n'est pas sans structure. » (p. 21)

 

Il s’inscrit ainsi dans la tradition de Maurice Blondel qui se présentait en « intégraliste », exigence intellectuelle qui se soumet à l’analyse de l’inachèvement. Mais cet inachèvement est lui-même une vérité qu’il faut démontrer.

 

Contrairement au dualisme gnostique qui stipule la négation du principe anthropique, le temps chrétien est VECTORIEL et mesure une création irréversiblement orientée vers un terme unique et définitif. Il mesure une maturationqui trouvera un achèvement éternel. (p. 49)

 

Le réflexe gnostique a tendance à faire de la raison un vase clos ; elle serait auto-suffisante, ce qui revient à en faire un absolu. Or, Tresmontant prend soin de constater, comme il l’avait très bien analysé dans Essai sur la connaissance de Dieu, que la raison n'est pas le critère absolu et la norme de l'être. La norme suprême, le critère absolu, auquel la raison doit être soumise, c'est la Vérité incréée. (p. 99)

 

Par le biais des études minutieuses de Blondel, il conclut que « L'être, le penser et l'agir sont travaillés par une loi immanente et créatrice, un dessein qui les informe, et dont il est possible de discerner le sens, l'intuition. » (p. 123)

 

Métaphysique marxiste

 

A première vue, il peut sembler pour le moins farfelu d’approcher la « métaphysique » marxiste, surtout quand on sait combien Marx et Engels se réclamaient du positivisme, lequel, rappelons-le, évacue la philosophie première de son champ d’étude.

 

Dans son appendice, Tresmontant ne s’y méprend pas en vérifiant que Marx et son ami Engels font bel et bien de la métaphysique, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Cette métaphysique a un nom, une tradition : il s’agit de la métaphysique a priori.

 

« Marx a opté lui-même pour une certaine métaphysique, une certaine ontologie. On en parle peu aujourd'hui. Mais il existe, explicitement formulés, et à plusieurs reprises, par Marx et par Engels, des principes, des présupposés, des thèses métaphysiques qui sont à la base du marxisme. Ces thèses ne trouvent nulle part, dans l'oeuvre de Marx et de Engels, un commencement de démonstration. Ce sont des thèses qui leur semblent aller de soi. Ce sont des thèses proprement métaphysiques, ontologiques. » (p.128)

 

Aux yeux de Engels, la métaphysique est « Chosiste, mécaniste, statique. Elle ignore le devenir, l'interpénétration des choses et des êtres dans la nature, l'interconnexion, l'interaction de tout sur tout. C'est une pensée factice, irréelle, qui s'oppose à la pensée réelle de la nature, laquelle est la dialectique. » (p. 129)

 

Un tel geste métaphysique s’explique aisément en révélant les présupposés ontologiques et métaphysiques d’une telle croyance qui professe une suffisance ontologique de la nature et de l'homme : c’est l’aséité. Ils sont suffisants.

 

Marx confond création (= pas d'anthropomorphisme) et fabrication (p. 131)

 

« Il ne suffit pas d'affirmer. En métaphysique, comme en logique et comme en mathématique, il faut justifier. C'est ce que Marx et Engels ne font jamais, sur ce point. » (p. 137)

 

Engels n'admet pas l'éternel retour mais adopte la thèse de l'éternel recommencement, une palpitation cosmique sans fin de diastoles et de systoles. (p. 139)

 

« Engels se contentera d'affirmer, avec un lyrisme croissant, l'éternité des mondes qui se succèdent dans des cycles sans fin, l'évolution et la dégradation de la matière dans des cycles indéfiniment répétés, éternellement […] Cette assertion a une chaleur mystique. C'est une foi. "Nous avons la certitude", écrit-il. » (p. 143)

 

Cette étude de la métaphysique de Marx et d’Engels lui permet de comprendre davantage les prises de position philosophique encore à la mode, en particulier l’agnosticisme (= points d'interrogations partout où nous quittons le terrain des sciences positives) et l’athéisme.

 

Engels lui-même repère l’a priori métaphysique de l’agnosticisme : « Qu'est-ce que l'agnosticisme, sinon un matérialisme honteux ? » (Engels)

 

« Le marxisme n'est pas agnostique. Il est dogmatique. Il affirme, dans l'ordre de la métaphysique. » (p. 146) = panthéisme séculaire.

 

A la fin de son déblaiement, Tresmontant s’étonne des conséquences d’une métaphysique a priori qui fonctionne d’après une méthode déductive (avec des axiomes), à l’inverse de la métaphysique a posteriori dont la méthode inductive part de ce que nous observe le donné : « Comment peut-on faire passer pour scientifiques, des thèses qui sont d'ordre proprement métaphysique, et qui n'ont aucun fondement scientifique ? » (p. 145)

 

Ses conclusions l’amènent à constater que le « matérialisme » marxiste est un panthéisme « honteux ». C'est un panthéisme qui veut se faire passer pour scientifique, pour de la science. » (p. 146)

 

 

Table des matières :

 Introduction (p. 9)

 I/ La doctrine de l’Absolu (p. 25)

 II/ Les relations entre l’Absolu et le monde. La doctrine de la création (p. 31)

 III/ Le système du monde (p. 47)

 IV/ L’anthropologie (p. 51)

 V/ La nature humaine (p. 63)

 VI/ La destinée surnaturelle de l’homme (p. 81)

 VII/ La doctrine de la connaissance. Le christianisme et la raison (p. 91)

 Conclusion (p. 111)

 Appendice : Questions d’ontologie marxiste (p. 117)

 Index (p. 149) 

 

 

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