Une étape a été franchie. Publiée en 1961, cette thèse de 750 pages, écrite sous la direction de Paul Ricoeur, renferme une dimension cyclopéenne. Sans doute l’un des plus décisifs dans le cheminement du métaphysicien, l’ouvrage s'inscrit dans l’héritage de Newman, avec sa conclusion scandaleuse aux yeux de bien des penseurs, catholiques compris.
Le professeur présente une généalogie de la philosophie chrétienne, son enracinement, son développement, contre la thèse dominante de l’époque selon laquelle « il n’y a pas, pendant les cinq premiers siècles de notre ère, de philosophie chrétienne propre impliquant une table des valeurs intellectuelles foncièrement originale et différente de celle des penseurs du paganisme. » (Histoire de la philosophie, Emile Bréhier, p. 494)
Aujourd’hui encore, l’intelligentsia refuse de reconnaître l’existence de la philosophie chrétienne réduite à un fatras de mystères pour artisans et petites gens ou, dans le meilleur des cas, à un thomisme traversé par la philosophie grecque que s’efforçait d’attaquer, par ailleurs, Lucien Laberthonnière, un des maîtres de Tresmontant, également soucieux de révéler l’unité originale de la philosophie catholique.
On rappellera que bien des penseurs catholiques (refusant en outre un tel honneur) ne seraient pas d’accord avec cette découverte ; dans Au moyen du Moyen Age, Rémi Brague prend le parti d’écrire, sans doute inspiré d'Etienne Gilson : « Il n’y a pas de "philosophie islamique", pas plus qu’il n’y a ou a eu une "philosophie juive" ou une "philosophie chrétienne". Ce que, sans conteste, il y a eu, c’est un usage de pensées philosophiques de la part de musulmans, de chrétiens et de juifs. » (p. 132)
Tresmontant démontre définitivement que cette thèse est fausse.
Il existe une philosophie catholique autonome, avec sa métaphysique, son anthropologie, sa politique. D’ailleurs, « Peut-être un jour viendra-t-il où il n'y aura plus lieu de parler de philosophies chrétiennes ou non chrétiennes, mais tout simplement d'une seule philosophie, la philosophie tout court, la philosophie vraie. » (p. 17)
Il est impossible de résumer en quelques mots la portée considérable d’un tel ouvrage ; nous nous contenterons d’en souligner les avancées. Comment s’articule la philosophie chrétienne ?
Tresmontant insiste sur le désir de connaissance de Dieu présent dans la Bible, entretenu par une exigence de désacralisation, laquelle a en horreur tous les dieux humains, êtres divinisés par les sacrifices ; c’est pourquoi « La connaissance de Dieu, dans la Bible, est d'abord démystification. » (p. 33) et sortie progressive du sacrifice.
Il en profite pour insister sur le refus de penser le commencement de la vie comme une tragédie : « Selon la théologie biblique et chrétienne, la vie de l'Absolu est paix. Selon les systèmes théosophiques, la vie de la divinité est guerre, déchirement, tragédie. » (p. 33)
En reprenant la traduction de Genèse avec, en particulier, une expression qui a stimulé bien des théosophies, Tresmontant montre combien la création n’est pas née du chaos.
Tohu = désert ; bohu = vide. « La terre était un désert et un vide. » ≠ chaos.
La création ou la chute
Un des soucis premiers du métaphysicien est de procéder à une analyse comparée des métaphysiques pour aboutir à cette conclusion : « Peut-être n'y a-t-il que deux métaphysiques possibles : métaphysique de la Création, ou Métaphysique de la Chute. » (p. 717)
On pourrait affirmer que la spécificité de la gnose est d’être une métaphysique de la Chute, stipulant que l’âge d’or se situe en arrière de nous, dans un passé fantasmé. A ce sujet, Tresmontant n’a cessé de remarquer qu’« une expérience psychologique transposée en cosmologie et en théosophie, telle pourrait bien être la clef du néo-platonisme, comme d'ailleurs des systèmes gnostiques. » (p. 322)
Face à une telle configuration, le christianisme offre une réponse claire à la finalité de l’existence. « L'homme, selon le récit biblique du paradis et de la Chute, n'est pas créé immortel, mais CAPABLE d'immortalité, ce qui est tout différent. » (p. 61)
Ainsi, l’histoire prend une nouvelle signification en sortant des processus cycliques : elle est bien plutôt « cette durée de la création où l'homme fait l'apprentissage de son métier de Dieu » (p. 55), contre toute « exégèse fixiste qui ignore trop souvent la dimension TEMPORELLE, EVOLUTIVE, PROGRESSIVE de la manifestation de Dieu à l'homme dans l'Ancien Testament. » (p. 183)
Tresmontant remarque que si bien des pères de l’Eglise ont été fascinés par la métaphysique grecque, d’autres au contraire ont cherché à évaluer l’authenticité du message chrétien, sans s’arrêter aux schémas traditionnels. Tout le travail de Tresmontant est d’éclaircir les malentendus et les confusions ; par exemple, l’expression selon laquelle l'homme est créé, « à l'image et à la ressemblance » de Dieu. Nombre d’exégètes l’ont interprétée selon une vue dualiste. Or, il s'agit d'une image « ressemblante » et non d'une identité substantielle. « Sans être la substance divine, l'homme est cependant fait à l'effigie de la divinité. » (p. 54) et il reprend le travail minutieux d’Humbert, auteur de Trois notes sur Genèse I. Dans le cas du christianisme orthodoxe, « C'est l'homme concret, corporel, tel qu'il est créé, qui est dit créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. Cela ne signifie nullement, dans la pensée de l'Ecole sacerdotale, que Dieu soit lui-même corporel. » (p. 650)
La ressemblance n'est pas matérielle mais signification.
Dans une autre configuration, « La doctrine origéniste de la chute n'a aucun rapport avec la doctrine biblique du péché, tel qu'il est présenté par le Jahwiste, comme pour toute la Bible, le péché est une réalité historique, empirique. C'est l'acte historique de l'homme concret qui fait le mal, l'injustice, le crime, etc. Pour Origène, le premier péché est préhistorique, ou plutôt transhistorique, précosmique : antérieur au monde sensible, il est la cause de ce monde matériel et multiple. » (p. 414)
« Dans l'anthropologie biblique, l'homme est une âme vivante. L'homme est créé âme vivante. L'homme est aussi appelé "chair", mais ces deux termes visant une seule et même chose : l'homme vivant, concret, l'homme dans sa structure biologique et psychique conjointement. » (p. 577)
« Constamment, les Pères parlent de l'homme avec le vocabulaire de l'anthropologie platonicienne et néo-platonicienne, c'est-à-dire en se servant d'un vocabulaire dualiste. Mais autre chose est le vocabulaire, autre chose la pensée qui l'informe, le travaille, le transforme. » (p. 577)
Dans la deuxième partie consacrée aux problèmes de l'anthropologie, la figure de Saint Irénée de Lyon est convoquée avec autorité grâce à son monumental ouvrage "Contre les hérésies et la gnose au nom menteur" (Adv. Haer., IV, XXXVII). Au sujet de la divinisation et du problème du mal, Saint Irénée de Lyon professe une création progressive de l'homme qui ne peut être créé d'un seul coup parfait et achevé, ce qui reviendrait à faire de lui une chose. La dimension de la personne humaine obéit à des conditions épigénétiques qui réclament des étapes dans le processus voulu de la theiôsis, la divinisation. En conséquence, l'homme a été créé inachevé.
En définitive, Tresmontant reprend le génial épistémologue, Pierre Duhem, qui faisait remarquer dans Système du monde qu’une théologie en avait remplacé une autre : « En ruinant, par ces attaques, les Cosmologies du péripatétisme, du stoïcisme et du néo-platonisme, les Pères de l'Eglise font place nette à la Science moderne. » (p. 695)
La bonté de la chair : la glaise contre la gnose.
Comme le Logos a assumé la chair humaine, il est inévitable que le christianisme va glorifier la personne. On pourrait citer bien des exemples repris par Tresmontant de docteurs qui louent la chair ; Tertullien s’étonne « du mépris de la chair des païens et hérétiques » ; c’est pourquoi « il est nécessaire que d’abord aussi nous défendions la chair. […] Si la chair est associée dans une même destinée à l’âme pour les choses de ce monde, pourquoi pas aussi pour l’éternité ?» (De resurrectione mortuorum, VII, 9-13) Même Saint Augustin, prisonnier des schèmes de l’anthropologie dualiste, affirme que « La chair est bonne » (De civitate Dei, XIX, V)
Ainsi, comprend-on l'étonnement de Rémi Brague, toujours teinté de bel esprit, lorsqu'il fait très simplement observer que « c'est quand même quelque chose d'extraordinaire qu'une religion qui parle de la résurrection de la chair puisse être considérée comme méprisant celle-ci. Je demande qu'on m'explique, lentement de préférence » (minute 88, "Vivre et penser comme des chrétiens", 28/03/2009, Radio Courtoisie, avec Rémi Brague, Jean Sévilla, Hadjadj, Soulier).
Il faut insister aussi sur un autre point : si d’autres théologiens ou mystiques discréditent la chair, c’est un peu comme un athlète qui s’abandonne totalement pour gagner sa course.
« Dans la perspective biblique et chrétienne, l'éthique ne se définit pas dans une problématique où la "matière" joue le rôle de causalité, mais dans une relation existentielle de l'homme avec l'homme, son compagnon, et avec Dieu, son Créateur : dans une relation de Je à Tu, de toi à moi. » (p. 360)
Cela contraste évidemment avec la détestation de la chair chez les gnostiques qui condamnaient le mariage et rejetaient la résurrection.
De son côté, Saint Ephrem s’attaque à Mani qui professait un combat entre deux puissances opposées : le Mal démiurgique et le Bien d'avant la création ; la « Harpe du Saint Esprit » chante le corps et prend soin de souligner combien Satan est incorporel.
On pourrait croire que ces querelles sont archaïques mais ce serait minimiser la résurgence de la gnose, au sein des philosophies modernes. Par exemple, Fichte considérait l'évangéliste Jean comme « le seul qui enseigne le christianisme authentique. » (p. 726) et il fait de Jésus un maître de gnose, un « initié », un théosophe (p. 728). Tresmontant se veut intraitable : « Fichte, comme Hegel et Schelling, ignore radicalement la dimension propre du christianisme, qui est le surnaturel. » (p. 728)
Il est vrai que dans cette anthropologie issue de l’idéalisme allemand, l'individu est présenté comme une sorte d'anamnèse, une remémoration. Les travaux de Baur et Wahl ont révélé la dimension gnostique chez Hegel. « Sans le monde, écrit Hegel, Dieu n'est pas Dieu. » (p. 738)
« A Hegel on peut opposer la critique qu'Evodius adressait au système manichéen. » (p. 740)
Alors que l'incarnation n'est pas une phase nécessaire du processus théogonique mais don, propter nos, Hegel prend la Création comme une génération. (p. 740)
Hegel voit dans la vie de Dieu un « jeu de l'amour avec soi-même » ! (p.7 41) (≠ narcissisme) ≠ Amour. De plus, Schelling voit dans Dieu et la génération « un poème épique » ! Aux yeux de Tresmontant, Hegel a élaboré une "philosophie de la guerre".
« Alors que le mal était justifié, chez Leibniz, du point de vue esthétique, l'esthétique du tragique est ici fondée sur une théologie, sur une théogonie. Jamais le mal n'avait été assumé, accepté, d'une manière aussi radicale : il est nécessaire à la vie de dieu lui-même. Nous sommes aux antipodes du christianisme. » (p. 742)
Conclusion :
Claude Tresmontant offre un complément décisif au travail de Newman dans son Essai sur le Développement de la doctrine chrétienne. Dans leur coopération à un message qui les dépasse bien souvent, les pères de l’Eglise prennent conscience de l’orthodoxie chrétienne, laquelle n’est pas un aérolithe lancé dans le monde comme en un coup de dés. Elle réclame des étapes, telle une éducation progressive ; que l’on pense à ce petit enfant qui prend son lait selon les âges. Véritable ORGANISME VIVANT, l’Eglise développe sa pleine autonomie, prend conscience de ses exigences avec une meilleure précision à mesure qu’elle traverse les siècles.
En clair, l’helléno-christianisme est une affabulation, une gnose. La métaphysique grecque est aux antipodes de la métaphysique chrétienne. En tout point. Tresmontant s’inscrit ainsi nettement dans la tradition audacieuse de Lucien Laberthonnière qui s'écarte du thomisme traditionnel, avec son monumental ouvrage, Le réalisme chrétien et l’idéalisme grec.
Il existe une philosophie chrétienne parce qu’il existe la gnose, laquelle relève de la psychologie, quand le christianisme s’ouvre sur le spirituel. Cette différence capitale entre l’esprit (ruach, pneuma) et l’âme (nepesch, psyché) a été étudiée dans Essai sur la pensée hébraïque.
Avant-propos
Introduction
Première partie : Les problèmes de la création
I/ L’affirmation de la création. La distinction entre l’Incréé et le créé.
II/ Création divine et fabrication humaine. Le problème de la matière.
III/ Un seul Dieu, créateur. La polémique antignostique.
IV/ Le liberté du Créateur et la gratuité de la création.
V/ Création et génération.
VI/ Création et commencement. L’irréversibilité de la création et la critique du mythe de l’éternel retour.
Deuxième partie : Les problèmes de l’anthropologie
I/ Le thème : divinité, préexistence, chute et retour de l’âme.
II/ La critique du thème : divinité, préexistence, chute, transmigration des âmes, avant Origène.
III/ La métaphysique de la chute et du retour dans le Peri Archôn d’Origène.
IV/ La critique de la métaphysique origéniste.
V/ La polémique antimanichéenne.
VI/ Le problème de l’origine de l’âme.
VII/ Les problèmes de la résurrection.
VIII/ Divinisation, liberté et problème du mal.
Conclusions et prolongements.
Appendice : Notes sur la permanence de la Gnose et du néo-platonisme dans la pensée occidentale.
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