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23 juin 2013 7 23 /06 /juin /2013 08:54

La métaphysique peut-elle nous donner accès à une connaissance authentique du réel, au-delà de ce que les sciences positives peuvent nous enseigner? Cette connaissance peut-elle être certaine? Peut-elle revendiquer, elle aussi, l'appellation de "science"? Ou bien n'est-elle que pure spéculation, une suite d'affirmations arbitraires et de raisonnements en l'air, sans autre intérêt que de faire ébullir nos petites cellules grises?

 

C'est la grande question à laquelle le philosophe allemand Emmanuel Kant a tenté d'apporter une réponse définitive. Pour ce faire, Kant s'est proposé d'analyser la raison humaine avant toute considération métaphysique. Quoi de plus normal, me direz-vous : avant de procéder à la première réflexion métaphysique - qui concerne la question (la plus fondamentale entre toutes) de l'Absolu [1] -, il faut vérifier au préalable la qualité de l'instrument que l'on utilise, en apprécier la valeur. A quoi bon se lancer dans de grandes démonstrations éloquantes s'il s'avère que les moyens employés sont... défectueux? Kant ambitionne donc d'ausculter, avec le regard critique du philosophe, la raison humaine antérieurement à toute connaissance sensible et expérimentale - ce qu'il appelle la "raison pure" - pour voir s'il est possible à cette dernière de connaître quoique ce soit par elle-même. Il prend soin surtout de considérer la raison humaine en amont de toute affirmation métaphysique préalable sur son statut ontologique.

 

Mais il place alors la raison humaine dans une situation impossible! Car de deux choses l'une. Ou bien la raison est incréée (disons : une étincelle de l'Absolu incréé) - ou bien elle est créée (par un Absolu qu'elle n'est pas elle-même). Il n'y a pas de moyen terme. Une théorie de la connaissance est tout à fait envisageable dans l'hypothèse d'une Création, comme dans celle, alternative, d'une Nature incréée. Mais si l'on appréhende la raison humaine dans un cadre théorique où elle n'est supposée ni créée ni incréée, on aboutit à un résultat dont rien ne dit qu'il soit conforme à la réalité (puisque l'hypothèse de départ est irréelle) [2]. La critique de la Raison pure de Kant n'est donc pas au-dessus de toute... critique.

 

Kant affirme que la raison humaine ne peut rien connaître en dehors de ce qui est vérifiable expérimentalement ; que toute extrapolation métaphysique est illégitime puisqu'après analyse, on voit bien que la raison ne peut rien connaître d'autre que ce qu'elle perçoit directement, par l'expérience et le calcul, de la réalité physique extérieure qui est l'objet unique de son savoir, de sa science [3]. La métaphysique, pour Kant, est donc impossible. Il est impossible pour l'homme de transcender l'expérience sensible et de parvenir à quelque certitude sur une prétendue réalité se situant au-delà de la physique. Il lui est impossible en particulier de dire s'il existe ou non un Absolu qui fonde l'être des choses que nous percevons par nos sens et mesurons par nos instruments de calcul. La question de l'Absolu est donc une fausse question - une question qui ne se pose pas ou, à tout le moins, une question insoluble [4].

 

En déracinant le sujet humain de l'Absolu - mettant volontairement de côté la question métaphysique de savoir si l'Absolu existe et, s'il existe, de savoir si c'est le sujet humain qui est l'Absolu incréé (ou son émanation) ou si c'est un Autre - Kant observe que l'intelligence humaine est incapable de transcender le donné expérimental et, par suite, de justifier une quelconque activité métaphysique. Mais comment pourrait-il en être autrement? Si j'osais une analogie, je dirais : Kant place l'homme dans un trou théorique de 10 mètres, et il constate qu'il ne peut en sortir. La question serait de savoir si le trou réel fait 10 mètres. Pour le savoir, il faudrait tenter d'en sortir. Peut-être le découvririons-nous alors moins profond que nous ne le pensions et suspectible d'être gravi - fût-ce laborieusement. Mais Kant nous réplique : si vous tentez de sortir du trou, c'est que vous le présupposez moins profond que 10 mètres... Kant nous replace donc dans son trou théorique de 10 mètres et proclame, victorieux : "Il est maintenant démontré que l'homme ne peut sortir du trou et qu'il ne peut rien connaître que le trou"...

 

Autrement dit : la réfutation de la métaphysique par Emmanuel Kant repose elle-même sur un présupposé non remis en question - mais que Tresmontant conteste : le présupposé que la raison soit intelligible en dehors de son statut ontologique d'être créé ou incréé. L'erreur fondamentale de Kant est de considérer la raison comme une chose, un organe que l'on dissèque, une machine dont on peut examiner les rouages et le fonctionnement en observant simplement sa structure, avant même de le voir fonctionner. Ce présupposé - d'autant plus pernicieux qu'il est inconscient - est, n'en déplaise au philosophe allemand, de nature... métaphysique, puisqu'il implique, au fond, que la raison humaine soit une fabrication... de l'homme - ce qui est évidemment faux. En affirmant sentencieusement que la raison humaine est incapable de quelque connaissance métaphysique, Kant s'érige de fait comme... le Créateur de la raison humaine! La conclusion se veut humble (l'homme ne peut rien connaître de certain en dehors de l'expérience et du calcul, il doit rester prudent en face de la réalité, et ne rien affirmer dogmatiquement qu'il ne puisse vérifier) - ; mais la prémisse qui y conduit est d'un orgueil démesuré : la prétention de connaître parfaitement la raison humaine - et de pouvoir tout en dire -, comme si nous en étions nous-mêmes les concepteurs.

 

"L'ouvrier connaît d'une manière radicale et exhaustive, a priori, l'objet, la machine qu'il a fabriquée, car il en a fait le plan, et il l'a construite à partir de ce plan. Mais l'homme n'est pas une machine fabriquée par l'homme. Aussi l'homme est-il pour l'homme lui-même mystère. Cela ne signifie pas que l'homme soit inconnaissable à l'homme, mais cela signifie que l'homme ne peut pas se connaître lui-même comme l'ouvrier ou l'artisan connaissent la machine qu'ils ont montée, pièce à pièce, et qu'ils sont capables de démonter, dont ils connaissent intégralement l'économie. L'homme ne connaît pas sa structure et son économie comme l'artisan connaît l'objet qu'il fabrique, a priori. L'homme ne peut se connaître lui-même, anatomiquement, physiologiquement, psychologiquement, intellectuellement, que comme un objet qu'il n'a pas fabriqué, comme un objet qu'il n'a pas créé. Et cela est vrai aussi du sujet transcendantal. L'homme peut le découvrir progressivement, comme il découvre la structure de son propre organisme, laborieusement, après des siècles de recherche toujours inachevée et indéquate. Mais il ne peut décrire a priori la structure du sujet transcendantal, parce que de ce sujet transcendantal il n'est pas l'artisan, et que l'on ne connaît a priori exhaustivement que ce que l'on fabrique.

 

"Ce que nous reprochons à Kant, c'est d'avoir traité de la raison humaine comme si celle-ci était une machine dont on puisse démonter les pièces une par une, et dont on puisse mesurer le pouvoir, et évaluer l'aptitude à s'appliquer au réel. La raison n'est rien de tel." [5]

 

(à suivre...)

 


[1] Cf. nos articles du 23 décembre 2012, La question fondamentale - absolument première, et du 15 janvier 2013, La question de l'existence de Dieu.

[2] Cf. notre article du 9 juin 2013, La critique kantienne de la métaphysique.

[3] étant précisé toutefois que pour Kant, l'intelligibilité n'est pas dans les choses, mais dans la seule intelligence qui regarde les choses. C'est l'intelligence qui rend les choses intelligibles, qui leur donne une forme intelligible, non les choses qui sont intelligibles en elles-mêmes. On ne connaît donc pas des choses en soi, mais seulement selon les éléments d'intelligibilité que l'intelligence y a déposé. Cf. nos articles du 27 novembre 2011, 3e présupposé de la méthode déductive : La nature n'est pas informée et du 26 décembre 2011, Réfutation du 3e présupposé de la méthode déductive

[4] Cf. nos articles du 3 février 2013, Ceux qui disent que le problème ne se pose pas, et du 10 mars, Ceux qui disent que le problème est insoluble.

[5] Claude Tresmontant, in Essai sur la Connaissance de Dieu, Les Editions du Cerf, 1959, pp. 44-45.

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9 juin 2013 7 09 /06 /juin /2013 00:00

La raison humaine est-elle capable de connaître avec certitude quelque chose de vrai au-delà de ce qui est empiriquement attestable, vérifiable, expérimentable? Est-elle capable de traiter rationnellement et avec succès la question de l'existence de Dieu - dont nous avons vu qu'elle est la première question fondamentale qui se pose à l'intelligence humaine réfléchissant sur le monde? [1] Ou dit autrement : une connaissance métaphysique est-elle possible? Relève-t-elle en droit du croire ou du savoir? Peut-on dire de la métaphysique qu'elle est une science?

 

Il est un auteur important qui a contesté le pouvoir de la raison humaine d'atteindre à quelque vérité métaphysique : c'est le philosophe allemand Emmanuel Kant. Dans sa Critique de la Raison Pure, le professeur de Koenigsberg s'assigne pour fin de décrire la structure transcendentale de la raison humaine, de l'entendement et de la sensibilité. Au terme d'un examen minutieux et approfondi, il en vient à conclure que la raison humaine ne peut rien affirmer de certain en dehors de l'expérience ; qu'elle ne peut déployer ses potentialités que dans le cadre d'une démarche empirique ; qu'elle est incapable de transcender l'ordre de la connaissance sensible.

 

A l'appui de sa thèse, Kant avance ce qu'il lui semble être une preuve : l'absence de consentement unanime entre les philosophes. Là où les sciences expérimentales et les mathématiques ont réussi de manière éclatante, la métaphysique a visiblement échoué puisqu'elle s'avère incapable de rien démontrer de manière absolument convaincante ; elle se révèle impuissante à imposer une quelconque vérité aux grands penseurs de l'humanité. Elle n'a aucun caractère contraignant, et cela tient au fait qu'elle ne met au jour aucune certitude ; elle n'est donc pas une science - loin s'en faut -  et elle ne peut prétendre au statut de connaissance. La métaphysique est le lieu de la libre expression d'opinions divergentes et contradictoires - mais elle ne présente aucun intérêt pour le chercheur de vérité.

 

"C'est se décourager d'une manière prématurée, répond Claude Tresmontant, et c'est condamner bien rapidement un effort tâtonnant, maladroit, mais qui n'a pas été sans fruit." Il faudrait, pour s'en convaincre dresser "le bilan de deux ou trois millénaires de réflexion métaphysique" [2]. Vaste travail que le philosophe allemand n'a pas jugé bon d'entreprendre, et dont une admirable synthèse a été effectuée par Claude Tresmontant dans son maître ouvrage Les Métaphysiques Principales [3].

 

Mais comment Kant parvient-il à cette conclusion - qu'une métaphysique "scientifique" est impossible? Quel cheminement sa pensée suit-elle pour parvenir à cette affirmation - lourde de conséquences (puisque réduisant considérablement le champ de notre connaissance)? A partir de quel point de départ fait-il découler sa réflexion sur la raison humaine (sa structure, son fonctionnement, ses limites), sa critique du pouvoir de la pensée humaine?

 

Pour examiner si la pensée humaine est capable de transcender l'ordre matériel de la réalité pour parvenir à découvrir des vérités sur l'être des choses et des phénomènes observés au-delà de ce qui est visible, calculable et expérimentable, Kant place le sujet connaissant en amont de toute considération métaphysique. Il met de côté notamment la grande question - la question primordiale, fondamentale - de l'existence de Dieu pour pratiquer le doute méthodique et voir s'il est possible de sortir d'un tel doute par les capacités naturelles de la raison humaine. Cette suspension des questions métaphysiques (et de leur traitement) est un préalable indispensable, pense-t-il, pour examiner a priori si une métaphysique "scientifique" est possible. Pour répondre à la question de la scientificité de la métaphysique, Kant croit nécessaire de s'abstraire de tout préjugé métaphysique pour regarder, à partir de cette situation extra-métaphysique, si le sujet connaissant est capable ou non d'atteindre des vérités transcendant l'expérience. Kant se livre alors à l'analyse transcendantale de la structure du sujet connaissant pour constater in fine que celui-ci est incapable de rien connaître de vrai et certain au-delà de ce que la science nous enseigne.

 

La méthode kantienne souffre toutefois d'une grave déficience, justement soulevée par Tresmontant : "La mise entre parenthèses des affirmations métaphysiques repose sur certaines hypothèses (...) qu'il faut élucider. OU BIEN nous vivons dans l'Absolu, nous y sommes, nous nous y mouvons et nous y pensons, OU BIEN non. Mais il n'y a pas de moyen terme. (...) Il est impossible de traiter le problème de la connaissance sans se placer dans l'une ou l'autre hypothèse, en feignant de ne se placer dans aucune des deux. OU BIEN l'âme est incréée, OU BIEN elle est créée. OU BIEN l'esprit humain est créé, OU BIEN il est incréé. Le problème de la connaissance se pose de deux manières différentes selon que l'on se place dans l'une ou l'autre hypothèse. Et il est impossible d'éviter l'alternative. On ne peut étudier la structure et évacuer le pouvoir de la raison humaine sans poser la question de son origine radicale." [4]

 

En se plaçant au commencement dans une situation théorique dépourvue de sens (parce que la recherche du sens est encore une question métaphysique), il ne faut pas s'étonner d'aboutir à la fin à une conclusion insensée.

 

(à suivre)

 


[1] Cf. nos articles du 23 décembre 2012, La question fondamentale - absolument première, et du 15 janvier 2013, La question de l'existence de Dieu.

[2] Claude Tresmontant, in Essai sur la Connaissance de Dieu, Les Editions du Cerf, 1959, pp. 39.

[3] Claude Tresmontant, Les Métaphysiques principales, OEIL 1995.

[4] Claude Tresmontant, in Essai sur la Connaissance de Dieu, Les Editions du Cerf, 1959, pp. 41-42.

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10 mars 2013 7 10 /03 /mars /2013 16:08

La question de l'existence de Dieu est la première des questions philosophiques [1].

 

Quiconque s'interroge sur sa vie et sur toutes les réalités qui l'entourent ne peut pas, à un moment donné, ne pas se poser cette question fondamentale entre toutes : à quoi dois-je mon existence? Celle-ci est tellement prodigieuse, miraculeuse [2], que je ne puis me demander d'où elle vient : de l'Univers lui-même ou... d'un Autre?

 

Ce réel que je perçois autour de moi, et qui réalise des merveilles - dont celle de ma propre existence - est-il la totalité du réel, ou bien... y en a-t-il un autre, caché, mystérieux, mais tout aussi réel, que me dévoile mon existence même, les prodiges qui m'environnent, l'Univers tout entier? - tel le bouquet de fleur révélant à la fiancée l'amour de son fiancé.

 

N'y a-t-il que de la matière? que du monde? que de la Nature? Ou bien la réalité sensible me laisse-t-elle entrevoir une autre réalité : un Amour, à la source de mon être, qui me comble de ses dons?

 

Certains affirment que la question de l'existence de Dieu est incongrue ; qu'elle ne se pose pas [3]. Mais ils se trompent (et ils nous trompent). Car eux-mêmes se la sont posée - qu'ils l'admettent ou non - et l'ont résolu à leur manière : en décrétant avant toute analyse, au nom de l'évidence, que l'Univers est le seul être et qu'il n'en est pas d'autre. Si l'Univers est le seul être, alors en effet : la question de Dieu ne se pose pas puisque la voilà par avance résolue! Mais il s'agit d'un présupposé dont il convient précisément de vérifier la légitimité - en la soumettant à une critique rationnelle.

 

D'autres admettent que la question se pose effectivement. Que notre univers est trop "étrange" (pour reprendre l'expression de Georges Lemaître) et notre vie trop improbable pour ne pas s'interroger sur le fondement ultime de l'être - et poser, comme hypothèse plausible, l'existence de Dieu. Cependant, avertissent-ils : "Vous aurez beau chercher, vous ne trouverez pas de solution définitive au problème. La question de l'existence de Dieu est insoluble." Et ils invoquent à titre de preuve le désaccord régnant entre les philosophes - chacun ayant sa propre théorie. Le fait que les grands penseurs de notre humanité ne soient pas parvenus à s'entendre sur un sujet aussi essentiel montre assez bien, selon eux, que l'on ne peut acquérir aucune certitude en la matière.

 

Mais le désaccord entre les philosophes ne démontre nullement que la question est insoluble! Il révèle simplement que la question est difficile. Après tout, parmi toutes les théories existantes, peut-être en existe-t-il de satisfaisantes, tandis que d'autres pourraient être aisément écartées? Pour le savoir, il faut examiner ces théories en présence pour voir ce qu'elles valent "car comment savoir [si le problème est insoluble], alors que l'on n'a même pas encore commencé de [le] traiter, et qu'on ne [l'a] pas encore correctement posé?" [4]. On ne peut savoir a priori si la question est insoluble. On le saura si, après analyse, il s'avère qu'aucune théorie n'est satisfaisante sur le plan rationnel - c'est-à-dire : conforme à la réalité objective [5].

 

Mais nos agnostiques voient avec beaucoup de réticence ce type d'analyse. Il se méfient des raisonnements métaphysiques. Ils estiment qu'il n'est de connaissance certaine que scientifique ; que la raison humaine est incapable, par elle-même, d'atteindre des vérités métaphysiques s'imposant à tous. La vérité ultime de toute chose, pensent-ils, est hors de portée de notre raison. Elle est inaccessible. Chacun a donc le droit de se faire son opinion. Mais nullement d'imposer la sienne aux autres. Parce qu'on ne peut pas SAVOIR. Juste CROIRE. Croire que Dieu existe. Croire qu'il n'existe pas. Ou croire qu'il est préférable de suspendre son jugement sur cette question, en l'absence de certitude. La métaphysique ne présente guère d'intérêt à leurs yeux. Elle est une entreprise vaine, vouée à l'échec. Parce que pure spéculation.

 

Que la raison humaine soit limitée, nul n'en disconvient. L'homme est un être fini, il n'a pas en lui-même la Connaissance de tout ce qui est. La réalité le dépasse - il n'en est qu'une infime partie. Il n'est pas Dieu. Il ne peut tout savoir, tout connaître ; son intelligence est limitée - cela tient aux limites de sa propre nature. Mais comment situer les limites de la raison humaine? Où fixer la frontière entre ce qui est accessible à la raison et ce qui ne l'est pas? Est-il légitime d'affirmer qu'il n'est de connaissance possible que scientifique - ou dit autrement : qu'il n'est de science que positive?

 

Que savons-nous au juste de la raison - de ses capacités et de ses limites?

 

Dans le domaine des sciences, nous découvrons que les possibilités de notre raison sont plus grandes que nous le pensions. "Savoir ce qui est rationnel et le distinguer de ce qui ne l'est pas, cela ne peut se déterminer absolument a priori. C'est le réel qui est seul juge en la matière. Ce qui paraissait irrationnel à telle époque est reconnu rationnel ultérieurement, parce que vérifié. La rontondité de la terre, la circulation de la terre autour du soleil, les antipodes, la filiation des espèces les unes à partir des autres, la théorie ondulatoire, toutes les découvertes scientifiques, en un mot, ont révolutionné une certaine rationalité (...). Il a paru absurde que des hommes se tiennent la tête en bas aux antipodes : cela ne nous paraît plus absurde, parce que nous savons que cela est, et que nous avons réformé notre conception du haut et du bas. La circulation de la terre autour du soleil ne nous donne plus le vertige et nous savons qu'un corps peut en mouvoir un autre sans le toucher (...). En fait, le rationnel, c'est ce qui est. Nous ne préjugeons plus du possible et de l'impossible en science [6]. Nous savons que toute la marche en avant de la pensée scientifique moderne a consisté à renverser une prétendue évidence commune et reçue de la rationalité (...). Nous ne pouvons plus parler de la raison comme d'un organe (...). La raison n'est pas un organon. C'est une exigence, mais une exigence dont nous ne pourrons connaître le dernier mot que lorsque nous aurons achevé la science. Qu'est-ce que la raison? Nous ne pourrons répondre à cette question qu'à la fin de la recherche humaine (...).

 

"Cette position n'implique ni n'entraîne aucun scepticisme en ce qui concerne la raison, ni aucune tentative pour "amollir" la dureté nécessaire de l'exigence rationnelle. Au contraire. Elle veut éviter qu'un dogmatisme plus subtil que le dogmatisme naïf de l'époque précritique ne vienne (...) déterminer a priori des limites à un exercice de connaissance du réel lui-même. L'aventure de la raison, nous n'en connaîtrons la limite, si limite il y a, qu'au terme de l'exploration, si terme il y a. Ce qui est rationnel, ce qui ne l'est pas, c'est le réel qui nous le dira." [7]

 

Si nous savons que la raison humaine a ses limites, nous n'en connaissons pas les contours. Nous savons que la raison est un pouvoir - le pouvoir de penser. Mais nous ne connaissons l'étendu de ce pouvoir qu'en l'exerçant à partir du réel. C'est le réel, à mesure qu'il est connu, qui repousse sans cesse les limites de notre raison.

 

Cela impose au raisonnement métaphysique - s'il veut avoir quelque chance d'atteindre la vérité -, une méthode : rester fidèle à l'enseignement du réel - n'admettre pour vrai que ce qui est conforme à l'enseignement de l'expérience. Si l'on retient cette méthode - qui est la méthode scientifique - ; si l'on utilise, dans notre démarche rationnelle, le réel comme point de départ et si l'on y revient sans cesse comme critère ultime de vérification, pourquoi récuserions-nous la métaphysique? Pourquoi lui dénierions-nous le statut de science? Pourquoi ne parviendrait-elle pas à nous faire connaître, elle aussi, des vérités certaines? De quel étrange mal serait-elle affectée pour être incapable de nous conduire à de plus hautes vérités que celles enseignées par les sciences "dures"? Pourquoi une méthode ayant fait ses preuves en science ne produirait-elle pas aussi de bons résultats en métaphysique?

 

Je peux, si je veux, renoncer à l'exercice de ma raison sur une question que j'estime par avance insoluble - du fait qu'elle nous conduise au dehors du champ de notre connaissance expérimentale, en des zônes où l'on présuppose n'être capable d'aucune certitude rationnelle. Mais "je renonce alors à tout un secteur de l'exercice de ma raison, je renonce à exercer ma raison selon certaines exigences qui lui sont connaturelles. Je dois donc réprimer cette exigence constitutive de ma raison, la refouler, l'interdire. Je fais alors un acte de répression qui, lui, n'est pas conforme à l'exigence intime de mon besoin de rationalité. Je cède à une prudence, ou à un défaitisme de la pensée, qui n'a pas de justification rationnelle contraignante." [8]

 

Si la première position ["La question ne se pose pas"] est dogmatique, trop dogmatique, arbitrairement dogmatique - puisque l'ontologie qu'elle nous impose n'est pas justifiée -, la seconde ["La question est insoluble"] est sceptique, trop sceptique, arbitrairement sceptique - puisque l'on rejette par principe la métaphysique comme une divagation de l'âme inscusceptible de nous communiquer la moindre certitude. Mais il faudrait nous dire pourquoi la raison serait incapable de voir au-delà de la réalité objective - pourquoi la fiancée serait incapable de percevoir l'amour de son fiancé à partir de la réalité empirique des fleurs reçus à son domicile?

 

La réflexion métaphysique n'est pas un jeu arbitraire de l'esprit, un passe-temps d'intellectuels en mal de distractions, mais le mouvement naturel de la pensée humaine s'efforçant de comprendre le donné empirique qu'elle découvre dans l'activité scientifique. Le raisonnement métaphysique peut être conduit avec la même rigueur que les sciences positives - lorsqu'elle leur emprunte leur méthode propre, la méthode déductive [9].

 

A y bien regarder, la position agnostique conduit à brimer la pensée dans son développement au nom d'une idée fausse de la raison qu'on présuppose incapable de connaître des vérités transcendant l'expérience objective. Mais cet agnosticisme lui-même n'est pas respectueux du réel : il ne voit pas que sans cesse, dans sa vie la plus courante, l'homme procède à des raisonnements métaphysiques qui lui donnent de vraies certitudes (par ex. je trouve des lunettes sur mon bureau - je devine que quelqu'un les a laissé là ; j'écoute une oeuvre de Bach - je réalise que cet homme était un génie, alors que je ne l'ai jamais connu ; je vais à un spectacle de marionnettes - je sais bien que ce ne sont pas elles qui parlent, mais des gens cachés qui les meuvent ; je sens un parfum dans une pièce - je découvre qu'une femme y est passée, quand bien même je n'y étais pas pour le constater de visu...)

 


[1] Cf. notre article du 23 décembre 2012, La question fondamentale - absolument première.

[2] Cf. notre article du 23 septembre 2012, Notre vie est un miracle.

[3] Cf. notre article du 3 février 2013, Ceux qui disent que le problème ne se pose pas.

[4] Claude Tresmontant, in Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, Editions du Seuil 1966, p. 54

[5] Cf. la citation de Claude Tresmontant, Qu'est-ce qu'une pensée rationnelle?

[6] Cf. nos articles du 21 janvier 2012, Du possible au réel? et du 9 avril 2012, Du réel au possible (le vrai mouvement de la pensée humaine).

[7] Claude Tresmontant, in Essai sur la Connaissance de Dieu, Les Editions du Cerf, 1959, pp. 35-37.

[8] Ibid., pp. 33-34.

[9] Cf. notre série d'articles, De la bonne méthode de raisonnement philosophique.

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17 février 2013 7 17 /02 /février /2013 20:38

Un lecteur, réagissant à notre article du 15 janvier 2013 sur La question de l'existence de Dieu, m'écrit : "On ne peut séparer le temps de l'univers. Le temps fait partie de l'univers. Parler de création revient à sortir le temps de l'univers et signifier que ce même univers s'inscrit dans un temps où il n'existait pas, pour exister ensuite. Ce n'est pas le temps qui engendre l'univers comme un tout, mais le tout qu'est l'univers qui engendre le temps. Or l'idée de création est intimement temporelle. Ceci pose donc un problème. Tout ce que nous pouvons dire est que l'univers existe et non pas qu'il ait été créé."

 

1. "On ne peut séparer le temps de l'univers. Le temps fait partie de l'univers (...)." Claude Tresmontant ne dit pas autre chose : "Le temps et l'espace sont des dimensions et des mesures du réel. Ils se définissent par rapport à lui. Ils n'existent pas en dehors de lui. Le monde n'est pas 'dans' l'espace, pas plus que 'dans' le temps. L'espace et le temps ne sont pas des réceptacles antérieurs au réel (...). Ce qui existe, c'est le monde et non l'espace [ou le temps]. L'espace [et le temps] ne saurai[en]t se définir antérieurement ni indépendamment du monde existant (...). Le temps et l''espace sont des notions dérivées du monde réel." (C. Tresmontant, Etudes de Métaphysique biblique - désigné ci-après sous l'abréviation EMB -, pp. 26 et 74).

 

Tresmontant se fait ici l'écho de la pensée de Saint Augustin : "Mais, demanderons certains, pourquoi le Dieu éternel a-t-il voulu, un beau jour, faire le ciel et la terre qu'il n'avait fait auparavant? Vous nous demandez pourquoi Dieu n'a pas fait le monde 'avant', mais nous pourrions aussi bien vous demander pourquoi il ne l'a pas fait 'ailleurs' (...)." (Saint Augustin, La Cité de Dieu, XI, 5). Ces deux questions n'ont aucun sens, car avant l'univers, il n'existait ni le temps ni l'espace. Ce qui ne signifie pas qu'il n'y avait rien.

 

2. "Parler de création revient à sortir le temps de l'univers et signifier que ce même univers s'inscrit dans un temps où il n'existait pas, pour exister ensuite.Non. La création postule simplement :

- l'existence d'un Être : puisque l'univers ne peut provenir du néant absolu ;

- qui soit en dehors du temps : puisqu'avant l'univers, il n'y avait pas de temps - ce que la Foi catholique professait bien avant la Science.

 

Un Être en dehors du temps : c'est ainsi que les monothéismes conçoivent Dieu. "Dieu est créateur du temps. Il n'est pas lui-même temporel. Le temps mesure une genèse, et Dieu n'est pas lui-même en genèse." (EMB p. 168)

 

Dieu ne créé pas 'dans' le temps. Il 'créé' le temps. "Je ne vois donc pas comment on pourrait dire que Dieu ait créé le monde APRES un certain espace de temps." (Saint Augustin, op. cit., XI, 6). "La Création du monde a lieu AUJOURD'HUI dans l'éternité de Dieu" (EMB p. 128). "Le temps connote l'acte de création. L'éternité, c'est le point de vue du Créateur." (C. Tresmontant, Essai sur la Pensée hébraïque - désigné ci-après sous l'abréviation EPH -, p. 40)

 

3. "Ce n'est pas le temps qui engendre l'univers comme un tout, mais le tout qu'est l'univers qui engendre le temps." Eh bien justement : c'est ce qui est en question. Vous dites que l'Univers est "le tout (...) qui engendre le temps." Mais est-ce bien vrai que l'Univers soit le TOUT de l'Être "qui engendre le temps"? Si tel est le cas, quel est donc étrange univers, si puissant, si ingénieux, si créateur, sinon une Divinité consciente et intelligente dotée de pouvoirs magiques? N'est-il pas plus raisonnable de penser que l'Univers n'a rien de divin, et qu'il n'est que la manifestation visible de l'Action d'un autre Être, invisible, à qui appartiennent effectivement la puissance, le génie créateur et la plénitude de l'être?

 

4. "L'idée de création est intimement temporelle." Vous touchez là du doigt une vérité fondamentale, à laquelle Claude Tresmontant a beaucoup réfléchi - et sur laquelle il a beaucoup écrit. L'erreur commune est de considérer l'Acte Créateur de Dieu comme un Acte Unique situé au commencement du monde. Mais après la première Création du monde, la Création ne fait que commencer. Elle continue et se poursuit jusqu'à nous. Elle n'est pas achevée : elle se déroule encore, sous nos yeux : "Le monde ne comporte pas un unique, mais de multiples commencements, autant de commencements que d'êtres nouveaux apparus au cours du temps, formes matérielles ou espèces nouvelles successivement et progressivement constituées (...). Le mystère des premiers commencements n'est ni plus ni moins étonnant que celui de tous ces commencements auxquels nous assistons chaque jour, sans nous émerveiller assez." (C. Tresmontant, EMB pp. 80-81). "La création, c'est ce à quoi nous assistons à chaque instant dans le monde. Reléguer la création en un point initial de l'histoire, c'est admettre que rien ne se serait créé, que le réel, figé, se répète depuis lors (...). Cet acte de création est un fait d'expérience, le plus commun, le plus universel et le plus riche d'enseignements métaphysiques. De l'être nouveau, qui ne préexistait d'aucune façon, se crée. C'est ce que signifie le concept de temps. Le temps est un concept qui signifie que tout n'a pas été donné à la fois, mais qu'il y a création d'une réalité nouvelle de manière progressive et incessante, que le réel est en train d'être, petit à petit, inventé. Il signifie que du nouveau est engendré continuellement." (EPH, pp. 25-26)

 

Comme disait le Père Teilhard de Chardin : nous ne sommes pas en cosmos statique, mais en cosmogénèse. "L'univers, s'il est né, n'est pas né dans son état actuel, puisque précisément depuis des milliards d'années des réalités nouvelles ne cessent de se former et d'apparaître. La naissance de l'Univers et de tout ce qu'il contient est essentiellement progressive (...). Si on reconnaît que l'univers est actuellement en genèse, et qu'il est en genèse depuis le moment où il entre dans le champ de notre connaissance scientifique, on reconnaît la temporalité essentielle de l'univers, et l'on est amené à reconnaître progressivement, sans heurt ni saut dans l'absurde, que l'ensemble de la réalité a été inventé progressivement (...). Si le temps signifie que la création est en train de se faire et s'il est la mesure de cette création en acte, quand il n'y avait pas de création il n'y avait pas non plus de temps. De même, quand la création sera parvenue à son achèvement, il n'y aura plus de temps (...). Le commencement de la création a été aussi le commencement du temps. L'achèvement de la création, le plérôme, sera la fin du temps." (EMB, pp. 51 ; 57 ; 73).

 

En conclusion : "Tout ce que nous pouvons dire est que l'univers existe et non pas qu'il ait été créé." Non. Tout ce que nous pouvons dire est que l'univers est en régime d'évolution ; et que cette évolution est créatrice - pour reprendre l'expression d'Henri Bergson. S'il y a du temps, c'est qu'il y a création. S'il n'y avait pas de création, il n'y aurait pas de temps.

 

Puisque la création - qui est une réalité objective - ne peut être le fait de l'Univers lui-même (sauf à lui conférer, contre toute expérience, des attributs divins), c'est qu'elle vient de Dieu.

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3 février 2013 7 03 /02 /février /2013 00:00

L'univers est pour nous un mystère. Notre propre existence est pour nous un mystère. Car de l'un ni de l'autre nous ne sommes responsables ; de l'un et de l'autre nous "héritons" - l'un et l'autre, nous les recevons comme un don [1].

 

Lorsqu'on observe le monde, rien de ce qui existe ne semble se suffire à soi-même - puisque tout naît, tout commence d'être. Il n'est aucune réalité dans l'univers observable qui n'ait eu un commencement d'être. Se pose donc à nous la question fondamentale de l'origine ultime de tout ce qui est. Qu'est-ce qui fait que l'univers existe? Qu'est-ce qui fait que nous existons?

 

Bien sûr, nous pouvons répondre à la question de l'existence de toute chose en invoquant des causes prochaines. Qu'est-ce qui m'a fait, moi? Mon père et ma mère. Qu'est-ce qui a fait la Terre? L'agglomération d'éléments lourds (fer, silicium, aluminum, nickel...) en provenance de débris d'étoiles. Qu'est-ce qui a fait notre galaxie? La condensation des nuages froids d'hydrogène et d'hélium sous l'effet de la gravitation. Qu'est-ce qui a fait l'univers? Le Big Bang (ou quelque autre évènement). Etc.

 

Mais lorsque nous avons donné à chaque phénomène sa cause directe - en remontant aussi loin que nous le pouvons -, notre esprit peut-il être pleinement rassasié? "Notre raison est-elle satisfaite quand elle a constaté l'existence de ce monde, quand elle a fait l'inventaire des lois qui régissent ce monde et son évolution? N'y a-t-il plus d'autre question?" [2]

 

Une fois que nous avons décrit les phénomènes et leur enchaînement chronologique, a-t-on tout dit et tout compris du monde et de l'univers? N'est-il pas une question supplémentaire, fondamentale, qui se pose à nous une fois le travail scientifique (d'observation des phénomènes, et d'explication des phénomènes par d'autres phénomènes) accomplit? Nous avons scruté l'univers, étudié sa structure, son mécanisme, son fonctionnement, constaté son développement historique... Mais il est une réalité sur laquelle nous n'avons pas (encore) réfléchi, qui est l'être même de cet univers que nous examinons. Nous avons travaillé sur un donné - nous l'avons exploré à fond. Mais ce donné lui-même, nous ne l'avons pas considéré, avec recul, en tant qu'il est ; nous ne nous sommes pas interrogés sur son existence [3]. Comment se fait-il que notre univers existe? D'où tire-t-il son être? De lui-même - de ses propres ressources (mais comment fait-il alors pour se donner progressivement ce qu'il n'a pas au départ)? Ou d'ailleurs? Bref : "N'y a-t-il que 'du monde', que 'de la nature' (...)? L'existence du monde seul est-elle pensable?" [4] Et si non : Dieu existe-t-il? [5]

 

Cette question de l'être de l'univers - et de l'existence de Dieu qui lui est subséquente - est la première de toutes les questions. Non pas forcément celle qui se pose en premier. Mais la plus fondamentale, celle qui est à la racine de toutes les autres - car l'activité scientifique présuppose l'existence de l'univers [6]. Le problème de l'existence de l'univers se trouve en amont de tous les autres problèmes - puisque tous les autres problèmes lui sont dérivés et en découlent.

1) Si l'univers n'existe pas, l'activité scientifique ne peut trouver à s'exercer - et les questions qu'elle soulève n'ont pas lieu d'être.

2) Or, l'univers existe - et les savants peuvent l'explorer à satiété.

3) Comment se fait-il qu'il existe - s'offrant ainsi généreusement à la contemplation et à l'étude du monde scientifique?

 

Certains affirment que cette question est absurde ; qu'elle ne se pose pas ; qu'il s'agit là d'un faux problème, d'une pseudo-question. "L'univers existe, un point c'est tout.  Il est, c'est ainsi - il n'y a pas lieu de s'en étonner. Il est impensable qu'il ne soit pas. Se demander pourquoi il existe, et pourquoi il existe sous cette forme là, n'a aucun sens. L'univers est ; son existence s'impose à nous. Nous devons l'accueillir tel qu'il est, le recevoir tel qu'il se donne à nous, sans nous poser de questions superflues. Ne perdons pas notre temps en discussions oiseuses à son égard - cherchons plutôt à mieux le connaître, lui."

 

Ceux-là considèrent l'existence de l'univers comme une évidence. Il est parce qu'il est, tout simplement : nous le voyons, nous le sentons, nous l'expérimentons. Son existence est ce qu'il y a de plus certain - elle ne fait pas problème. Elle ne fait problème, en vérité, qu'à une catégorie particulière d'individus : ceux qui entendent proclamer l'existence de Dieu. Mais ceux-ci ne raisonnent pas objectivement, ni rigoureusement. Ils sont mus par une arrière-pensée, un préjugé en faveur de l'existence de Dieu. Or, nous le savons : les préjugés altèrent notre perception du réel - et nous entraînent sur de fausses pistes. Il faut donc les chasser de notre esprit et nous en tenir à ce qui est absolument indiscutable, à savoir : que notre monde existe. L'existence existe - c'est un fait, une évidence première, incontestable, irréfutable. Il n'y a pas lieu de s'en émouvoir.

 

Rares, en vérité, sont ceux qui raisonnent ainsi - qui n'aperçoivent pas le problème, ne le voient pas. Le sens commun, lui, naturellement émerveillé par l'univers et son ordre admirable, pressent la difficulté. Il sent plus ou moins confusément que l'univers a besoin d'une explication ultime, fondamentale, première - que son existence ne va pas de soi ; qu'elle est d'autant plus inévidente que ce que nous savons aujourd'hui de l'univers nous le rend vraiment "bizarre" - selon l'expression de Georges Lemaître ; que le problème de son existence se pose et doit être posé.

 

"Notre raison, d'une manière invincible, se refuse à se tenir satisfaite de cette constatation du fait ; elle se pose la question du fondement de l'existence (...). En posant (...) la question de la source de mon existence (...), je pose une question essentielle à l'exercice de la raison humaine (...). Nous ne pensons pas que les questions fondamentales doivent être nécessairement éludées, comme inconvenantes. Nous pensons au contraire que chacun a le devoir de se les poser, que chacun a le devoir d'aider l'autre à se les mieux poser." [7]

 

Notre interlocuteur soupçonne le philosophe croyant de raisonner selon un préjugé ; et ce faisant, de mal poser le problème. Le problème étant mal posé, le traitement de la question ne peut être que biaisé et aboutir à des conclusions erronées.

 

Claude Tresmontant a parfaitement démontré qu'un raisonnement scientifique (de type inductif) appliqué au réel objectif et expurgé de tout préjugé conduit à la conclusion certaine de l'existence de Dieu. Mais... admettons un instant qu'un tel raisonnement aboutissant à une telle conclusion soit effectivement influencé par un préjugé favorable à l'existence de Dieu. Le compliment peut être aisément retourné. Car "personne n'aborde une question sans quelque préjugé, c'est-à-dire sans avoir quelque idée de ce qu'il veut prouver. L'homme est un animal social, l'éducation qu'il a reçue l'a marqué pour la vie, et son milieu, ses lectures l'influencent profondément. Vouloir purger son esprit de tout préjugé avant de commencer à philosopher, comme Descartes prétendait le faire par son doute méthodique, cela est tout à fait vain. Descartes n'y a pas réussi, ni personne après lui ; cela reviendrait à vivre et penser seul, ce qui est impossible. Et le pire des préjugés est de croire qu'on n'en a pas, car on en a toujours, et justement un préjugé n'est nocif pour la vie de l'esprit que s'il est inconscient et inavoué." [8]

 

Notre interlocuteur qui prétend que la question de l'existence de l'univers ne se pose pas se trouve donc dans une situation inconfortable - pour le moins. Car s'il reproche au philosophe croyant de raisonner selon des a priori posés au départ avant toute analyse, son affirmation elle-même repose sur un préjugé gouvernant sa pensée - d'autant plus pernicieux ici qu'il est totalement inconscient. Ce préjugé, quel est-il? Claude Tresmontant l'a très bien mis au jour, en montant que pour cet interlocuteur, "l'existence de l'univers ne fait pas problème, car cette existence est nécessaire. L'univers est, et il n'y a pas à nous en étonner, car il existe nécessairement. Il est l'Être lui-même. S'étonne-t-on de l'existence de l'Être? (...). Dire que l'existence de l'univers va de soi, et qu'il n'y a pas lieu de s'en étonner, c'est, au fond, penser que l'existence de l'univers est ontologiquement suffisante : l'univers existe par soi (...). Il est l'Être, sans restriction, sans précision, sans distinction. Il est l'Être, il est le seul Être, il existe nécessairement, puisque l'Être ne peut pas ne pas exister. Son existence ne fait pas question, elle ne pose aucun problème. Il n'y a pas lieu de nous étonner de l'être de l'univers, il n'y a pas lieu de nous demander pourquoi l'univers existe. Il est, et puisqu'il est l'Être qui ne dépend d'aucun autre, il faut le dire : il est l'Être absolu." [9]

 

L'assertion de notre interlocuteur s'avère donc le produit d'une thèse métaphysique subrepticement posée au départ - d'un préjugé selon lequel l'univers est le seul Être, à l'exclusion de tout autre. Ce qui est précisément en question. Refuser de soumettre à la critique ce postulat posé a priori, affirmer sans discussion que le débat n'a pas à être ouvert - parce qu'il est déjà clos -, c'est professer arbitrairement, péremptoirement, sans la moindre justification rationnelle, que l'Univers est le seul être, l'Être absolu ; c'est manifester une pensée dogmatique - celle-là même que l'on reproche au philosophe croyant.

 

Il est donc inexact de dire que la question ne se pose pas. Elle se pose, parce que celui qui affirme le contraire se l'est en réalité déjà posée et y a répondu à sa manière - même s'il n'en a pas conscience. Le problème est qu'il ne l'a pas traité de manière rationnelle, mais selon ses préférences cachées, ses options secrètes, ses orientations inavouées. Il nous faut donc regarder le problème en face, et examiner rationnellement la question de savoir si l'univers est le seul Être ou s'il ne l'est pas.

 


[1] Cf. nos articles des 16 septembre 2012, Nous sommes à nous-mêmes un mystère, 23 septembre 2012, Notre vie est un miracle, et 2 novembre 2012, L'univers n'est pas créateur de lui-même.

[2] Claude Tresmontant, in Essai sur la Connaissance de Dieu, Cerf 1959, p. 8.

[3] Cf. notre article du 2 décembre 2012, Toute existence pose question.

[4] Op. cit., p. 15

[5] J'entends 'Dieu' ici au sens le plus neutre du terme, à savoir : l'Absolu incréé qui se distingue de l'univers, et qui n'a besoin de rien ni de personne pour être ce qu'il est comme il est. Cf. notre article du 15 janvier 2013, La question de l'existence de Dieu.

[6] Cf. notre article du 23 décembre 2012, La question fondamentale - absolument première.

[7] Op. cit., pp. 15, 33, 8-9.

[8] Roger Verneaux, Introduction Générale et Logique, Beauchesne et ses Fils, 1964.

[9] Claude Tresmontant, in Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, Editions du Seuil 1966, pp. 54 et 55.

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15 janvier 2013 2 15 /01 /janvier /2013 00:00

Dans une vidéo circulant sur Internet [1], un élève demande à son professeur : "Êtes-vous athée"? Le professeur marque un temps de réflexion, puis, feignant l'embarras, lui répond : "Il m'est bien difficile de répondre à ta question, car athée, cela veut dire 'sans Dieu'. Or je ne sais pas ce que c'est que Dieu. Ta question n'a donc pas plus de sens pour moi que celle que je te pose maintenant : 'Es-tu sans Karamatsouk?'" L'élève, mal à l'aise, bredouille : "C'est quoi un Karamatsouk?" "Ah, tu vois, c'est difficile de dire si on est sans quelque chose qu'on ne connaît pas. Un Karamatsouk, vois-tu, c'est un animal très bizarre que personne ne voit, qui a une tête de crayon et qui a la capacité de dessiner des cercles carrés. Si je te demande maintenant si tu crois dans le Karamatsouk, que vas-tu me répondre?" Le professeur n'attend pas la réponse de son élève rougissant, et tranche à sa place : "Eh bien tu vas me dire : 'vous dites n'importe quoi!' Et tu auras bien raison... Ainsi en est-il de la question de Dieu. Dieu? personne n'a jamais pu m'expliquer ce que cela pouvait bien vouloir dire. Le mot 'dieu' existe, oui - comme le mot 'Karamatsouk'. Quant à savoir s'il désigne quoique ce soit de réel..."

 

Cet échange pittoresque nous révèle que beaucoup aujourd'hui n'aperçoivent plus le problème de l'être posé par notre univers. Il s'agit pourtant de la question première, absolument fondamentale qui se pose naturellement à l'homme qui observe le réel et cherche à le comprendre avec sa raison [2].

 

Puisque rien dans l'univers n'existe par soi-même - rien n'est éternel, pas même les atomes comme on l'a longtemps cru - ; puisque TOUT naît, croît, s'use et meurt (y compris notre univers lui-même, semble-t-il) se pose la question du fondement même de l'être de notre univers [3]. D'où vient qu'il existe? Et d'où vient qu'il ait ces caractéristiques étonnantes que nous observons au microscope ou au téléscope? Est-il seul, nécessaire, incréé, sans aucun lien de dépendance ontologique avec une autre espèce d'être que lui (ce qui est la définition même de l'Absolu)? Ou bien est-il au contraire contingent, créé, radicalement dépendant d'un autre être que lui avec lequel il ne se confond pas - auquel il doit son existence et son essence.

 

Deux options possibles se présentent à nous, spontanément.

OU BIEN l'univers a sa raison d'être en lui-même : il ne dépend de rien ni de personne pour être ce qu'il est comme il est ; il est le seul être existant. Dans ce cas l'Absolu, c'est lui. Et Dieu est de trop.

OU BIEN l'univers n'a pas sa raison d'être en lui-même : il est incapable à lui seul de rendre compte de sa propre existence et de ses étonnantes caractéristiques ; il n'est pas l'Absolu.

Dans cette seconde hypothèse, deux sous-options se manifestent :

Ou bien l'univers n'est pas l'Absolu parce qu'il n'y a pas d'Absolu - il n'y a que du contingent.

Ou bien l'univers n'est pas l'Absolu parce que l'Absolu est autre que lui. L'Absolu existe, oui - mais ce n'est pas l'Univers. C'est un autre que l'Univers. Eh bien : c'est cet autre être absolu (qui ne dépend de rien ni de personne pour être ce qu'il est comme il est), qui n'est pas l'univers, que nous nommons 'Dieu'.

 

Voilà en quels termes se pose la question primordiale, fondamentale - la première de toutes les questions philosophiques : la question de l'être de l'univers - et la question de l'existence de Dieu qui en est le dérivé, qui lui est subséquente, attendu que 'Dieu' se présente comme l'une des deux options alternatives (il n'y en a pas 150) à la thèse de l'absoluité de l'univers.

 

Dieu n'est donc pas le Karamatsouk de notre professeur de lycée - à qui nous exprimons le regret que personne n'ait été capable de lui expliquer ce que le mot 'Dieu' pouvait bien signifier. Par 'Dieu', nous entendons l'Être absolu qui fonde l'existence de l'univers - et qui n'est pas l'univers -, selon l'une des deux branches de l'alternative qui se présente à nous dans l'hypothèse où l''univers n'aurait pas sa raison d'être en lui-même - ce qu'il faut examiner.

 

Si le mot 'Dieu' dérange (parce qu'il renvoie trop directement au Dieu des religions), on peut bien entendu en changer. Cela n'a aucune importance. A ce stade premier de notre réflexion, la question n'est pas de savoir QUI est Dieu - ni comment le nommer [4] ; la question est de savoir s'il existe, tout simplement - comme Absolu se situant en dehors du monde et posant le monde dans l'être.

 

Si la raison humaine nous conduit à penser, ainsi que nous allons le voir avec Claude Tresmontant :

 *que notre Univers n'est pas l'Absolu,

 * et que l'Absolu existe nécessairement

 - autrement dit : que "Dieu" existe -

alors se posera ensuite la question de son identité, et de savoir si celle-ci peut être discernée dans les différentes propositions du divin que l'on trouve dans les religions humaines depuis les origines. Mais cette question de l'identité de Dieu est (pour le philosophe) une question ultérieure. Avant de se demander qui est Dieu, il faut déjà résoudre la question de savoir s'il existe. Et pour s'interroger sur l'existence d'un être, il faut déjà en avoir quelque idée. L'idée de Dieu que nous posons au départ est celle qui est suggérée par notre propre raison à partir de l'observation de l'univers : l'idée d'un Absolu qui fonde le monde, qui n'est pas le monde, et sans qui le monde n'existerait pas - bien loin, on le voit, de celle de "l'animal très bizarre que personne ne voit, qui a une tête de crayon et qui a la capacité de dessiner des cercles carrés", qui est purement fantaisiste et imaginaire.

 

La question de l'existence de Dieu est une question qui se pose objectivement à tout homme s'interrogeant sur l'être de l'univers. Elle est incontournable, et doit être traitée rationnellement. Elle n'est pas d'abord une question religieuse - c'est une question philosophique. La première que l'homme se pose lorsqu'il s'interroge sur le monde - la première qu'il doit traiter.

 

Vouloir éluder la question de l'existence de Dieu, ce serait renoncer par avance à résoudre la question première, fondamentale, qui se pose à l'esprit humain. Ce serait renoncer à s'interroger sur l'Absolu, sur le monde ; renoncer à penser.

 

Exclure a priori la question de l'existence de Dieu, c'est poser le monde comme l'Absolu. C'est préjuger ce qui est précisément en question. 

 


[1] http://www.youtube.com/watch?v=aAwT6N0U75s

[2] Cf. notre article du 23 décembre 2012, La question fondamentale, absolument première.

[3] Cf. notre article du 2 novembre 2012, L'univers n'est pas créateur de lui-même.

[4] mais le nommer 'Dieu' est plus simple et plus commode.

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23 décembre 2012 7 23 /12 /décembre /2012 17:05

Ce qui nous frappe, lorsque nous observons l'univers et toutes les réalités qu'il contient (nous y compris), c'est que rien ne semble devoir sa propre existence à soi-même [1]. Tout ce qui existe dans le monde naît, croît, s'use et meurt. Rien ne semble éternel - tout paraît provisoire et passager.

 

De là, une question naît spontanément dans l'esprit de celui qui réfléchit aux réalités qu'il perçoit et découvre ; une question première, fondamentale - sans doute la toute première question, de laquelle découle toutes les autres que nous nous posons. Cette question première, fondamentale, que suggère l'existence même de l'univers, est : d'où vient que l'univers existe? D'où vient que nous existions - lors même que nous aurions ne pas exister, tant chacune de nos existences est improbable? [2]

 

De cette question, il existe un certain nombre de variantes. Par exemple, le "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien" de Leibniz, dont Tresmontant n'aimait pas trop la formulation - qui laissait supposer qu'il puisse n'y avoir "rien" (ce qui est impensable à partir du moment où il existe quelque chose). Il préférait de loin cette formulation-ci : "N'y a-t-il que du monde, que de la nature?" ou bien"L'existence du monde seul est-elle pensable?" ou bien encore "Ce monde suffit-il?"

 

En filigrane transparaît une question subséquente : celle de l'Absolu. "Y a-t-il un Absolu, ou bien seulement du monde, du contingent, du multiple, du périssable? Et s'il y  un Absolu, quel est-il? Est-ce le monde lui-même qui est absolu? Ou bien si le monde ne peut l'être, cet Absolu, qu'est-il donc? Pouvons-nous le connaître et comment?" [3]

 

Notons au passage que nous entendons ici le mot "Absolu" en son sens étymologique : qui ne dépend de rien ni de personne pour exister, pour être ce qu'il est comme il est. Compris en cette acception, la question fondamentale, première, peut-être formulée ainsi : "Le monde est-il l'Absolu ou bien ne l'est-il pas?" S'il ne l'est pas : "L'Absolu existe-t-il?" S'il existe : "Quel est-il?"

 

Un deuxième filigrane apparaît alors. Une question beaucoup plus "polémique" dans sa formulation - mais inéluctable. Une question qui ne laisse personne indifférent, et suscite beaucoup de passions. Cette question est : "Dieu existe-t-il?" Dieu s'entend ici de cet Absolu qui n'est pas le monde, et à qui le monde doit son existence. Il est l'une des alternatives possibles à l'absoluité du monde. Si le monde est l'Absolu, Dieu n'existe pas - car il ne peut exister deux Absolus. Si le monde n'est pas l'Absolu, et que l'Absolu n'existe pas, Dieu n'existe pas - car l'Absolu, il est. Si le monde n'est pas l'Absolu et que l'Absolu existe, alors Dieu existe. Il restera à chercher lequel - parmi toutes les propositions religieuses existantes ; c'est là une question ultérieure qui se posera naturellement, une fois que l'on aura admis l'existence de Dieu.

 

La question de l'existence de Dieu n'est donc pas une question "biaisée" - qui serait illégitimement introduite par quiconque préjugerait, avant toute analyse, l'existence de Dieu. Elle est posée par l'existence même de l'univers. C'est lui-même, l'univers, qui nous la pose. C'est l'univers qui nous présente "Dieu" comme l'une de ses sources possibles. On comprend mieux ainsi pourquoi cette question est aussi ancienne que le monde - ou à tout le moins : que l'homme. Parce que Dieu apparaît comme la seule alternative rationnelle à l'absoluité du monde [4]. Ou bien le monde est l'Absolu - il ne dépend de rien ni de personne pour être ce qu'il est comme il est. Ou bien il ne l'est pas. S'il ne l'est pas, Dieu existe - reste à savoir qui Il est.

 


[1] Cf. notre article du 2 novembre 2012, L'univers n'est pas créateur de lui-même.

[2] Cf. notre article du 23 septembre 2012, Notre vie est un miracle.

[3] Claude Tresmontant, in Essai sur la Connaissance de Dieu, Cerf 1959, p. 9.

[4] Je dis "rationnelle", parce que l'autre alternative (selon laquelle "l'Absolu n'existe pas") est absurde, ainsi que nous le verrons.

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2 décembre 2012 7 02 /12 /décembre /2012 11:48

Lorsque nos yeux s'ouvrent et que notre intelligence s'éveille, lorsque notre raison se met à analyser les informations qu'elle reçoit par le canal de nos sens, nous découvrons une réalité que nous n'avons pas créée, dont nous ne sommes pas à l'origine, et qui est là, devant nous, s'offrant à notre observation, se donnant à connaître.

 

La réalité la plus immédiate que nous percevons est nous-même. Nous nous découvrons, pensant et respirant - sans que nous ne soyons pour rien dans le fait d'exister. [1]

 

Nous découvrons ensuite un univers autour de nous au sein duquel jaillit sans cesse de la nouveauté - et d'abord notre propre être, qui a commencé d'exister. Avant ma conception, je n'étais pas. Maintenant, je suis, j'existe. [2] Et il en est ainsi pour tout ce qui existe dans l'univers ; il en est ainsi pour l'univers lui-même. [3]

 

Ce surgissement d'être tout au long de l'histoire de l'univers est "ce que nous constatons quotidiennement, et universellement, si nous savons ouvrir les yeux, ou simplement découvrir ce que nos yeux voient constamment. Une herbe qui pousse, un enfant qui est conçu et qui naît, la vie qui apparaît à telle époque donnée, l'invention de millions d'espèces vivantes, l'invention même d'une idée, d'une oeuvre d'art, tout cela constitue la manifestation d'une création continuée sans cesse, où du nouveau apparaît constamment, qui ne pré-existait pas. Il y a donc 'surgissement' d'être, non pas à partir ni au milieu du 'néant absolu', mais au milieu d'une réalité qui ne comporte pas, ou ne comportait pas encore cet être qui naît, cette réalité irréductiblement nouvelle qui apparaît. Après un non-être, un être apparaît. Cet enfant qui n'existait pas il y a un an, existe. Voilà le fait fondamental." [4]

 

Or, ce fait pose question, dit Tresmontant. "Toute existence fait question." [5]

 

Bien entendu, la réalité objective qui nous entoure - et dont nous sommes partie intégrante - pourra être regardée du point de vue de sa structure, de sa composition, de son fonctionnement, des lois qui gouvernent son développement historique, son évolution temporelle... Ce sont les sciences modernes qui nous permettront d'obtenir une description aussi complète que possible de cette réalité objective. Mais cette description externe, physique, ne nous dira pas TOUT du réel. Elle ne nous dira pas en particulier d'où vient ce réel que les sciences positives observent et décrivent, ni d'où viennent les caractériques du réel que leurs différentes disciplines nous dévoilent.

 

"Les sciences positives, expérimentales - l'astrophysique, la physique, la chimie, la biochimie, les sciences humaines -, partent d'un fait, d'un donné : ce fait, ce donné, c'est l'univers existant, avec sa structure et son devenir, son contenu et son évolution historique. Les sciences positives partent de ce fait (...). Les sciences positives (...) partent d'un donné, le monde (...). C'est du réel objectif, physique, matériel, biologique, que le savant attend un enseignement. Cet enseignement, il va le tirer du réel, par observation, expérimentation et analyse." [6] Mais il est un problème spécifique que les sciences positives ne traitent pas, et qui se pose pourtant irrésistiblement à la raison humaine : c'est la question de l'être même de l'univers - du fait qu'il existe, comme structure intelligible -, et de son évolution - marquée, nous l'avons dit, par un 'surgissement' incessant d'êtres nouveaux qui ne préexistaient pas.

 

Ce problème "s'impose à la raison humaine lorsque le travail scientifique expérimental est, sinon achevé, du moins suffisamment avancé pour que l'on puisse discerner clairement les problèmes ultérieurs (...). Les sciences partent du donné." Mais "c'est le fait même que ce donné existe qui fait problème. Il est donc des questions que les sciences positives, expérimentales, ne traitent pas. Et cependant, ces questions s'imposent à la raison humaine." [7]

 

Il faut donc les traiter, rationnellement.

 


[1] Cf. notre article du 16 septembre 2012, Nous sommes à nous-mêmes un mystère.

[2] Cf. notre article du 23 septembre 2012, Notre vie est un miracle.

[3] Cf. notre article du 2 novembre 2012, L'univers n'est pas créateur de lui-même.

[4] Claude Tresmontant, in Essai sur la Connaissance de Dieu, Cerf 1959, p. 22.

[5] Claude Tresmontant, in Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, Editions du Seuil 1966, p. 49.

[6] Ibid., pp. 41, 44-45.

[7] Ibid., p. 47.

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2 novembre 2012 5 02 /11 /novembre /2012 10:36

Lorsque nous ouvrons les yeux sur le monde, la première chose que nous percevons, la plus immédiate, c'est notre propre être. Nous voyons, nous nous entendons, nous respirons, nous pensons... sans que nous ne soyons pour rien dans toutes ces opérations.

 

L'aspect de notre visage, notre corps, notre intelligence, toute notre intériorité,... tout cela constitue pour nous une surprise. A telle enseigne que nous ne cessons de nous découvrir nous-mêmes au fil du temps. Notre expérience de la vie nous découvre ainsi des talents, cachés au fond de nous, que nous développons par le travail, après les avoir repérés, discernés. Ce n'est pas nous qui choisissons nos talents ; nos talents sont déjà en nous, avant même que nous les apercevions - ils habitent notre être. Nous avons simplement le pouvoir de les laisser enfouis, ou de les faire s'épanouir. A nous incombe la responsabilité de devenir... ce que nous sommes.

 

Notre être est un mystère [1]. Il est pour nous un donné, quelque chose que nous avons reçu. Nous ne sommes pour rien dans ce que nous sommes. Ce n'est pas nous qui avons demandé à exister, à être ce que nous sommes. Ce n'est pas nous qui avons écrit le message de notre ADN. Notre vie est un cadeau ; et un cadeau d'autant plus inestimable qu'il était infiniment improbable lorsque l'aventure de la vie commença sur la terre [2].

 

Lorsque je détourne maintenant mon attention de moi-même pour la fixer sur la réalité qui m'environne, je vois un monde qui est incapable, lui aussi, de rendre compte de sa propre existence. Il en est incapable, bien sûr, parce qu'il ne parle pas. Mais l'homme que je suis, lui, est capable de le penser et de parler en son nom. Et l'homme que je suis est capable de voir que tout ce qui existe dans l'univers a reçu - comme moi-même - le don de l'être, avec toutes ses facultés extraordinaires (de développement, d'évolution) qui le construisent dans le temps.

 

L'Univers est mû par des forces dont il n'a pas conscience et dont il ne s'est pas pourvu lui-même ; il est régi par des lois qu'il n'a pas écrites et qui le gouvernent - des lois dont il est l'instrument. Si l'univers avait une bouche pour parler, il manifesterait sans doute la même surprise que nous-mêmes, devant notre propre être : "Comment se fait-il que j'existe? Je n'ai pas demandé à exister! Je n'ai pas inventé les lois qui m'habitent! Je n'ai pas décidé de commencer à être, ni de devenir ce que je suis aujourd'hui. Tout ce que je suis, tout ce que j'ai, je l'ai reçu. Je ne peux qu'en prendre acte." 

 

L'univers, comme chacun de nous, est né ; il croît, s'use et meurt de manière irréversible, sans que nous sachions pourquoi il en est ainsi. C'est de l'ordre, aussi, du mystèreC'est de l'ordre, aussi, du miracle : car un être est né - et quel être! (l'univers) - sans que nous sachions pourquoi ; sans que nous en connaissions la cause fondamentale. 

 

La seule chose que nous pouvons dire avec certitude, semble-t-il, c'est que cet univers que nous voyons, qui nous est si familier et qui constitue la trame de notre existence la plus intime, la plus concrète, n'a pas pu se donner à lui-même l'existence - comme nous-mêmes nous ne nous sommes pas donnés à nous-mêmes l'existence.

 

"Nous reportons sur l'univers tout entier ce que notre analyse nous a découvert pour une infime parcelle de l'Univers : nous-mêmes. Nous avons découvert que nous sommes à nous-mêmes comme un don, et que nous avons tout reçu. Il en est de même pour l'Univers tout entier. Cet animal qui ne parle pas n'est pas plus créateur de lui-même que nous ne le sommes. Cette chose, cet arbre, cette pierre, cet atome d'hydrogène, ne sont pas non plus créateurs d'eux-mêmes. L'Univers tout entier, qui se découvre à nos yeux progressivement, avec ses mondes, ses systèmes, ses galaxies, sa matière : rien ne nous permet de dire qu'il est lui-même créateur de lui-même, qu'il est responsable de son existence et de tout ce qu'il contient, entre autres choses de nous-mêmes. Rien ne nous permet d'en faire une sorte d'animal cosmique, comme le faisait Platon, et de décider que cet animal cosmique est un dieu.

 

"L'Univers n'est pas de lui-même créateur. Il est là, sous nos yeux, comme nous-mêmes nous sommes là. Et il reste toujours la question de cette existence et de sa justification." [3]

 


[1] Cf. notre article du 16 septembre 2012, Nous sommes à nous-mêmes un mystère.

[2] Cf. notre article du 23 septembre 2012, Notre vie est un miracle.

[3] Claude Tresmontant, in Essai sur la Connaissance de Dieu, Cerf 1959, p. 31-32 

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23 septembre 2012 7 23 /09 /septembre /2012 11:36

Tout homme s'interroge un jour sur lui-même. Qui est-il, fondamentalement? Que fait-il sur cette terre? Où va-t-il? Sa vie a-t-elle un sens?

 

Si la réponse ne lui apparaît pas avec évidence, la question, elle, s'impose, irrésistiblement.

 

Elle lui est posée par son être même - qui est pour lui-même, disions-nous, un mystère [1]. Ce n'est pas lui, en effet, qui a fait qu'il ait telle apparence physique, tel visage, tel talent naturel, tel caractère. Ce n'est pas lui qui a écrit le code génétique de son ADN. Ce n'est pas lui qui a demandé de vivre dans tel pays, à telle époque. Son être et sa vie, l'homme les reçoit. Cela lui est donné.

 

Pour paraphraser un chanteur populaire (en transposant quelque peu les paroles de sa chanson ), "ce n'est pas l'homme qui prend la vie, c'est la vie qui prend l'homme". Mais quelle est cette "vie" même qui "prend" l'homme, et lui fait le don de l'être?

 

Il faut prendre conscience de la grâce qui nous est faite de vivre - et du caractère miraculeux de notre existence personnelle. Du point de vue des probabilités mathématiques, nous n'aurions jamais dû exister. Notre existence sur la terre était infiniment improbable. Elle dépend de tant d'évènements aléatoires, dont la non réalisation d'un seul aurait suffit à nous laisser pour jamais dans le néant, que le fait que nous soyons doit nous donner le vertige et nous interroger au plus profond de l'âme. Pourquoi moi? Pourquoi suis-je vivant? A quoi le dois-je? A qui (peut-être) le dois-je? C'est une question inévitable pour quiconque regarde sa vie en vérité.

 

"Nous entrons dans la vie comme si elle nous était due, écrit le P. Stan Rougier dans son autobiographie spirituelle, alors que tout est miracle! Jamais je n'ai pu considérer mon existence comme naturelle (...). Ce que je ressens à la fois de plus étranger et de plus personnel en moi, c'est l'impossibilité où je suis de me familiariser avec mon existence." Pour ne prendre que les deux derniers siècles, "il aura fallu pas moins de deux cent cinquante six (256) ancêtres pour que chacun de nous existe! Enlève un seul de ces maillons, fais manquer le rendez-vous entre ton trisaïeul et sa compagne, et tu n'existes pas. Un autre existera, ça ne sera pas toi (...). Chacun de nous doit la vie à un nombre phénoménal d'individus qui se sont cramponnés à la planète contre vents et marées, glaces et bêtes sauvages, hordes voisines et virus... A détourner quiconque de toute pensée de suicide! Notre vie a coûté trop cher à trop de monde!" [2]

 

La raison humaine, forte de son expérience quotidienne la plus concrète [3], ne peut manquer de s'interroger. Si je ne me suis pas inventé moi-même, alors qui? Mes parents? "Nos parents ne nous ont pas inventés. Ils le savent mieux que personne. Ils ont transmis le patrimoine génétique d'une lignée d'ancêtres, c'est déjà un cadeau fabuleux, mais ils ne nous ont pas inventés. Ils ont choisi d'avoir un enfant, mais ils ne nous ont pas choisis, nous. Ils ne sont pas nos créateurs, mais nos pro-créateurs... C'est bien grâce à l'employé des postes qu'un message nous parvient, mais ce n'est pas lui qui a écrit le message." [4]

 


[1] Cf. notre article du 16 septembre 2012, Nous sommes à nous-mêmes un mystère.

[2] Cf. notre article sur le blog Totus Tuus, Je pense... donc Dieu EST!

[3] qui constate qu'un message intelligible provient nécessairement d'une intelligence pensante.

[4] Cf. notre article sur le blog Totus Tuus, Je pense... donc Dieu EST!

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