La métaphysique peut-elle nous donner accès à une connaissance authentique du réel, au-delà de ce que les sciences positives peuvent nous enseigner? Cette connaissance peut-elle être certaine? Peut-elle revendiquer, elle aussi, l'appellation de "science"? Ou bien n'est-elle que pure spéculation, une suite d'affirmations arbitraires et de raisonnements en l'air, sans autre intérêt que de faire ébullir nos petites cellules grises?
C'est la grande question à laquelle le philosophe allemand Emmanuel Kant a tenté d'apporter une réponse définitive. Pour ce faire, Kant s'est proposé d'analyser la raison humaine avant toute considération métaphysique. Quoi de plus normal, me direz-vous : avant de procéder à la première réflexion métaphysique - qui concerne la question (la plus fondamentale entre toutes) de l'Absolu [1] -, il faut vérifier au préalable la qualité de l'instrument que l'on utilise, en apprécier la valeur. A quoi bon se lancer dans de grandes démonstrations éloquantes s'il s'avère que les moyens employés sont... défectueux? Kant ambitionne donc d'ausculter, avec le regard critique du philosophe, la raison humaine antérieurement à toute connaissance sensible et expérimentale - ce qu'il appelle la "raison pure" - pour voir s'il est possible à cette dernière de connaître quoique ce soit par elle-même. Il prend soin surtout de considérer la raison humaine en amont de toute affirmation métaphysique préalable sur son statut ontologique.
Mais il place alors la raison humaine dans une situation impossible! Car de deux choses l'une. Ou bien la raison est incréée (disons : une étincelle de l'Absolu incréé) - ou bien elle est créée (par un Absolu qu'elle n'est pas elle-même). Il n'y a pas de moyen terme. Une théorie de la connaissance est tout à fait envisageable dans l'hypothèse d'une Création, comme dans celle, alternative, d'une Nature incréée. Mais si l'on appréhende la raison humaine dans un cadre théorique où elle n'est supposée ni créée ni incréée, on aboutit à un résultat dont rien ne dit qu'il soit conforme à la réalité (puisque l'hypothèse de départ est irréelle) [2]. La critique de la Raison pure de Kant n'est donc pas au-dessus de toute... critique.
Kant affirme que la raison humaine ne peut rien connaître en dehors de ce qui est vérifiable expérimentalement ; que toute extrapolation métaphysique est illégitime puisqu'après analyse, on voit bien que la raison ne peut rien connaître d'autre que ce qu'elle perçoit directement, par l'expérience et le calcul, de la réalité physique extérieure qui est l'objet unique de son savoir, de sa science [3]. La métaphysique, pour Kant, est donc impossible. Il est impossible pour l'homme de transcender l'expérience sensible et de parvenir à quelque certitude sur une prétendue réalité se situant au-delà de la physique. Il lui est impossible en particulier de dire s'il existe ou non un Absolu qui fonde l'être des choses que nous percevons par nos sens et mesurons par nos instruments de calcul. La question de l'Absolu est donc une fausse question - une question qui ne se pose pas ou, à tout le moins, une question insoluble [4].
En déracinant le sujet humain de l'Absolu - mettant volontairement de côté la question métaphysique de savoir si l'Absolu existe et, s'il existe, de savoir si c'est le sujet humain qui est l'Absolu incréé (ou son émanation) ou si c'est un Autre - Kant observe que l'intelligence humaine est incapable de transcender le donné expérimental et, par suite, de justifier une quelconque activité métaphysique. Mais comment pourrait-il en être autrement? Si j'osais une analogie, je dirais : Kant place l'homme dans un trou théorique de 10 mètres, et il constate qu'il ne peut en sortir. La question serait de savoir si le trou réel fait 10 mètres. Pour le savoir, il faudrait tenter d'en sortir. Peut-être le découvririons-nous alors moins profond que nous ne le pensions et suspectible d'être gravi - fût-ce laborieusement. Mais Kant nous réplique : si vous tentez de sortir du trou, c'est que vous le présupposez moins profond que 10 mètres... Kant nous replace donc dans son trou théorique de 10 mètres et proclame, victorieux : "Il est maintenant démontré que l'homme ne peut sortir du trou et qu'il ne peut rien connaître que le trou"...
Autrement dit : la réfutation de la métaphysique par Emmanuel Kant repose elle-même sur un présupposé non remis en question - mais que Tresmontant conteste : le présupposé que la raison soit intelligible en dehors de son statut ontologique d'être créé ou incréé. L'erreur fondamentale de Kant est de considérer la raison comme une chose, un organe que l'on dissèque, une machine dont on peut examiner les rouages et le fonctionnement en observant simplement sa structure, avant même de le voir fonctionner. Ce présupposé - d'autant plus pernicieux qu'il est inconscient - est, n'en déplaise au philosophe allemand, de nature... métaphysique, puisqu'il implique, au fond, que la raison humaine soit une fabrication... de l'homme - ce qui est évidemment faux. En affirmant sentencieusement que la raison humaine est incapable de quelque connaissance métaphysique, Kant s'érige de fait comme... le Créateur de la raison humaine! La conclusion se veut humble (l'homme ne peut rien connaître de certain en dehors de l'expérience et du calcul, il doit rester prudent en face de la réalité, et ne rien affirmer dogmatiquement qu'il ne puisse vérifier) - ; mais la prémisse qui y conduit est d'un orgueil démesuré : la prétention de connaître parfaitement la raison humaine - et de pouvoir tout en dire -, comme si nous en étions nous-mêmes les concepteurs.
"L'ouvrier connaît d'une manière radicale et exhaustive, a priori, l'objet, la machine qu'il a fabriquée, car il en a fait le plan, et il l'a construite à partir de ce plan. Mais l'homme n'est pas une machine fabriquée par l'homme. Aussi l'homme est-il pour l'homme lui-même mystère. Cela ne signifie pas que l'homme soit inconnaissable à l'homme, mais cela signifie que l'homme ne peut pas se connaître lui-même comme l'ouvrier ou l'artisan connaissent la machine qu'ils ont montée, pièce à pièce, et qu'ils sont capables de démonter, dont ils connaissent intégralement l'économie. L'homme ne connaît pas sa structure et son économie comme l'artisan connaît l'objet qu'il fabrique, a priori. L'homme ne peut se connaître lui-même, anatomiquement, physiologiquement, psychologiquement, intellectuellement, que comme un objet qu'il n'a pas fabriqué, comme un objet qu'il n'a pas créé. Et cela est vrai aussi du sujet transcendantal. L'homme peut le découvrir progressivement, comme il découvre la structure de son propre organisme, laborieusement, après des siècles de recherche toujours inachevée et indéquate. Mais il ne peut décrire a priori la structure du sujet transcendantal, parce que de ce sujet transcendantal il n'est pas l'artisan, et que l'on ne connaît a priori exhaustivement que ce que l'on fabrique.
"Ce que nous reprochons à Kant, c'est d'avoir traité de la raison humaine comme si celle-ci était une machine dont on puisse démonter les pièces une par une, et dont on puisse mesurer le pouvoir, et évaluer l'aptitude à s'appliquer au réel. La raison n'est rien de tel." [5]
(à suivre...)
[1] Cf. nos articles du 23 décembre 2012, La question fondamentale - absolument première, et du 15 janvier 2013, La question de l'existence de Dieu.
[2] Cf. notre article du 9 juin 2013, La critique kantienne de la métaphysique.
[3] étant précisé toutefois que pour Kant, l'intelligibilité n'est pas dans les choses, mais dans la seule intelligence qui regarde les choses. C'est l'intelligence qui rend les choses intelligibles, qui leur donne une forme intelligible, non les choses qui sont intelligibles en elles-mêmes. On ne connaît donc pas des choses en soi, mais seulement selon les éléments d'intelligibilité que l'intelligence y a déposé. Cf. nos articles du 27 novembre 2011, 3e présupposé de la méthode déductive : La nature n'est pas informée et du 26 décembre 2011, Réfutation du 3e présupposé de la méthode déductive.
[4] Cf. nos articles du 3 février 2013, Ceux qui disent que le problème ne se pose pas, et du 10 mars, Ceux qui disent que le problème est insoluble.
[5] Claude Tresmontant, in Essai sur la Connaissance de Dieu, Les Editions du Cerf, 1959, pp. 44-45.