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27 janvier 2013 7 27 /01 /janvier /2013 12:14

Nous sommes le dernier jour d’octobre 1983, c’est la rentrée universitaire.


Tout le monde est excité. Nous avons hâte de revoir notre professeur bien-aimé.

 

Le sujet de sa conférence hebdomadaire de l’année est bien ambitieux : « Ontologie, Cosmologie et Anthropologie hébraïques ». Un excellent sujet ! Tout à fait tresmontanien !! 

 

14 h 55. Devant une porte de l’amphithéâtre, Monsieur Tresmontant est là, habillé d’un manteau bleu-marin très élégant, portant son gros sac en cuir de plombier, entouré de ses ‘fidèles’ qui le suivent depuis des années.  Très souriant, il répond gentiment aux questions d’un monsieur aux cheveux blancs. Les jeunes étudiants aussi sont là pour lui poser des questions. 

 

14 h 58. La salle se dégage. Nous prenons nos sièges habituels en suivant Monsieur Tresmontant de nos yeux. Il installe son gros sac sur le bureau, il sort quelques livres, puis s’assoie devant le micro et met sa montre sur le coin de son bureau. C’est l’heure. Il commence d’une voix douce. « Dans le Livre de la Genèse, trois documents sont rassemblés et réunis. Le premier document date du 6ème siècle avant notre ère, le deuxième document, 10ème  siècle avant notre ère, le troisième, 9ème siècle avant notre ère… » 


« L’originalité de la pensée hébraïque commence à se développer à partir du 19ème siècle avant notre ère. L’ontologie, la cosmologie et l’anthropologie hébraïques s’opposent aux textes anciens d’Egypte, de Babylone et de l’ancien Grec... Dans la pensée d’Egypte, il n’y a pas d’ontologie, mais seulement la cosmologie… Les thèmes communs des pensées archaïques sont des thèmes de la théogonie ou de la cosmogonie. Dans les documents humains les plus anciens de l’Egypte de 2600-2300 avant notre ère, nous trouvons le thème de la cosmogonie ou de la théogonie. Les théologiens hébreux connaissaient les traditions égyptiennes. Mais les connaissant, ils les ont rejetés, ils les ont éliminés… »

  

Monsieur Tresmontant résume les pensées égyptiennes pour nous montrer l’originalité de la tradition hébraïque. « Dans les pensées égyptiennes comme dans d’autres traditions humaines, nous trouvons toujours l’idée du chaos originel qui est la première matière, l’être premier, l’être absolu… L’idée de la genèse à partir du chaos se trouve partout sauf dans la tradition hébraïque... »


« Dans ces traditions, il n’y avait pas d’être personnel à l’origine, mais seulement le chaos, d’où sort la divinité qui prend ensuite conscience d’elle-même… C’est l’idée de la divinité en genèse, l’idée de l’existence du chaos antérieur à la genèse des dieux, l’idée de la genèse tragique des êtres issus des dieux massacrés… » 


« Le monothéisme hébreu s’oppose à la théogonie. Les théologiens hébreux ont rejeté les thèmes de théogonie. Il y a donc deux métaphysiques, les deux métaphysiques en conflit… La cosmogonie basée sur le chaos originel ne conçoit pas l’idée de commencement absolu. Chez les Hébreux, c’est la Création. La Création est le commencement sans aucun préalable… La pensée hébraïque est un mutant dans l’histoire de la pensée humaine… » 


« Les cosmogonies égyptiennes considère le chaos originel comme l’être absolu. De ce chaos se génèrent des êtres. Les dieux sont issus du chaos originel, nous sommes issus des dieux. Nous sommes la substance des dieux massacrés, nous sommes consubstantiels au divin. L’univers est conçu comme la totalité de l’être, il n’y a pas de créateur, distinct  de l’univers. L’apparition de la divinité n’est pas initiale à la création de l’univers… »


 Le lundi d'après était une introduction à la pensée iranienne : la métaphysique dualiste expliquant la naissance des êtres à partir de deux esprits, non à partir du chaos originel. Un principe éternel, incréé, bon, et l’autre, mauvais, méchant. Il nous parle aussi de la relation entre le platonisme et le dualisme d’Iran, ainsi que Mani, Cathare, avant de détailler la pensée grecque et le conflit avec la pensée hébraïque.


 Jusqu’à la première semaine de décembre, Monsieur Tresmontant continue d’exposer les pensées grecques : les thèmes pythagoriciens et orphiques de la descente de l’âme dans le corps, Xénophon, Héraclite d’Ephèse, Parménide, Empédocle, Anaxagore, Mélissos de Samos, les atomistes, la cosmologie d’Aristote et de Platon..., en s'arrêtant quelques moments sur Bergson et Jacques Maritain.


« Il y a trois grandes traditions. Pour Parménide ou pour la tradition matérialiste, il n’y a qu’une sorte d’être, et c’est l’univers physique. Cet être est l’être absolu, il n’a pas de commencement, ni d’évolution, ni d’usure, ni de mort… Pour une autre tradition qui est la tradition non-dualiste, de l’être, il n’y en a qu’un seul et c’est le Brahman, et l’univers n’est qu’une illusion, la genèse est illusoire, c’est une métaphysique acosmique… Pour ces deux traditions, l’être est univoque et cet être est absolu et divin ; dans cette vision, l’idée de création ne se prétend même pas… Enfin, il y a la tradition hébraïque qui admet deux sortes d'êtres distincts - l'Être incréé (Dieu), absolu et divin, et l'être créé (l'univers) qui n'est pas absolu ni divin. » 


« Parménide ignore la distinction entre l’être créé et l’être incréé, puisqu’il ignore l’idée de création… L’être absolu ne peut pas comporter le commencement. Si l’univers est absolu, il ne comporte pas de commencement. Personne ne peut penser que l’être commence à partir du néant. C’est de l’évidence première, c’est la première certitude humaine sur l’être.»


« En 1907, Bergson critique l’idée du néant absolu. Il conclut que le néant absolu est inintelligible, c’est une pseudo-idée, un faux problème… S’il est vrai que le néant absolu est impossible, il faut au moins un être, quelque être est nécessaire. Cet être nécessaire n’est pas la Nature, mais autre que la Nature… C’est dans l’Evolution Créatrice , et Jacques Maritain le reprend dans son Traité sur Bergson… Comment comprendre l’expression ex nihilo ? » 


« Avant la création, il y avait א ד נ י  ». Monsieur Tresmontant l’écrit en hébreu sur le tableau.


« Il n’y avait donc jamais le néant. Dans la pensée hébraïque non plus, il n’y avait pas de néant absolu. L’être de l’univers et l’être de Dieu ne sont pas du même genre d’être. L’univers a reçu l’être. L’être de Dieu n’est pas un être reçu. L’ontologie hébraïque a introduit la distinction de deux sortes d’être : l’être créé et l’être incréé… »

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9 décembre 2012 7 09 /12 /décembre /2012 10:56

J'ai évoqué dans mon précédent article le gros sac en cuir de plombier de Monsieur Tresmontant, contenant la Bible en hébreu, la Bible de la Septante, le Nouveau Testament en grec et en latin, l’Enchiridion Symbolorum Definitionum Declarationum, la Conciliorum Decumenicorum Decreta et bon nombre d’autres livres...

 

Voici la photo d'un sac à outil pour que vous ayez une petite idée du fameux sac de Monsieur Tresmontant :

Sac à outils

Le sien était un peu moins long et avait deux ceintures de fermeture au lieu de trois. La couleur et la forme sont bonnes. Si le sac en photo avait 15 centimètres de moins, on pourrait vraiment croire que c’est le sien ! Il était très usé, car Monsieur Tresmontant l’utilisait sans doute depuis plus 20 ans, chaque fois qu’il venait enseigner à la Sorbonne. La couleur initiale du sac devait être brune, comme sur la photo, mais en réalité, au début des années 80, la couleur d’origine n’était plus identifiable...

 

Monsieur Tresmontant ne posait jamais son sac sur le sol. Je ne sais si c’était à cause de la nature sacrée des livres se trouvant à l’intérieur, ou bien si c’était pour ne pas en abimer ou salir le fond.

 

Le sac était si lourd que Monsieur Tresmontant boitait en marchant. Quand je l'ai vu marcher de cette façon pour la première fois en 1982, j'étais persuadée qu'il avait des troubles de marche dus à une infirmité, et je me sentais désolée et attristée. Mais aussitôt après, j'ai constaté que la cause de ses 'troubles de marches' était le poids du sac...

 

Monsieur Tresmontant aimait beaucoup son sac de plombier, il en était fier. Pendant les deux premières années, je ne savais pas que c'était un sac de plombier, je le trouvais beau et chic. Un jour, il me l'a avoué, et il a fait un grand sourire en voyant mon étonnement.

 

Tous les étudiants étaient fascinés par ce sac et son contenu. Pour nous, c'était un sac magique qui contenait des livres très spéciaux - un objet qui représentait symboliquement Monsieur Tresmontant, car nous savions que le contenu entier du sac se trouvait dans le cerveau de notre grand professeur.

 

L’image du sac de plombier est ineffaçable de la mémoire de ceux qui ont suivi Monsieur Tresmontant de près.

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22 novembre 2012 4 22 /11 /novembre /2012 18:55

Bonjour à tous.

 

Sachez que je suis très heureuse de me trouver parmi vous. Je remercie infiniment Monsieur Boucart et Monsieur Marie d’avoir créé un site consacré à Monsieur Tresmontant, mon maître spirituel.

 

J’ai beaucoup de chances de l’avoir côtoyé à la Sorbonne au début des années 80. Pendant trois ans, j’ai régulièrement assisté à ses cours : une conférence publique hebdomadaire, un cours destiné aux étudiants préparant une licence en philosophie et un séminaire pour les étudiants en maîtrise et en doctorat.

 

Mon directeur d’étude m’appelait ‘Mademoiselle Tresmontanienne’, car je n’avais que Monsieur Tresmontant dans ma tête – j’ai cité plus de cinquante fois ses ouvrages dans mon mémoire de maîtrise en philosophie. Il est vrai qu’à l’époque, j’étais remplie de la pensée tresmontanienne de la tête aux pieds, mais je n’étais pas la seule. Autour de moi, à ma connaissance, il y avait plusieurs centaines de ‘fidèles’ qui le vénéraient et qui ‘se nourrissaient’ de son enseignement… Dans ses cours à la Sorbonne, il y avait plus d’auditeurs libres que d’étudiants officiellement inscrits – tous âges confondus, de 20 à 90 ans.

 

J’étais heureuse de me trouver parmi ses disciples ‘privilégiés’. Monsieur Tresmontant avait la coutume d’inviter une poignée d’étudiants, après le séminaire du mardi après-midi, dans un café, place de la Sorbonne, pour discuter pendant une heure. Je suis capable de me souvenir, comme si tout s’était passé il y a quelques jours, de ses yeux, de son sourire, de sa voix, de ses plaisanteries, ainsi que de la tasse de café que Monsieur Tresmontant commandait toujours sans pourtant jamais boire une seule gorgée, de sa pipe, de son gros sac en cuir de plombier posé sur ses genoux contenant la ‘Bibliothèque hébraïque’, c’est-à-dire la Bible en hébreu, la Septua Ginta, la καινὴ διαθήκη,  le Nouvum Testamentum, l’Enchiridion Symbolorum Definitionum Declarationum, la Conciliorum Decumenicorum Decreta et je ne sais quoi d’autres, probablement le Thayler’s Greek-English Lexicon of the New Testament

 

C’est lui qui m’a initié à l’hébreu biblique. C’était la première année qu’il enseignait l’hébreu biblique à ses étudiants en maîtrise et en doctorat. Pendant le séminaire, il nous expliquait ses découvertes récentes sur le ‘Livre de la Nouvelle Alliance’, c’est-à-dire le Nouveau Testament. Pour le suivre, il nous fallait au moins une connaissance élémentaire de l’hébreu biblique.

 

Le cours pour les étudiants en licence portait sur la philosophie médiévale. Nous avons commencé par étudier la Summa Theologica, I, 1a, qn 1-11 de Saint Thomas d’Aquin que Monsieur Tresmontant appelait ‘Frère Thomas’. Il lisait d’abord le texte en latin et immédiatement après, le traduisait lui-même en français. Il citait souvent des passages de Symbolorum Definitionum Declarationum et de Conciliorum Decumenicorum Decreta et les traduisait en français. Il nous lisait aussi la ‘Bibliothèque hébraïque’, la Septua Ginta et la καινὴ διαθήκη et nous les traduisait en français.

 

Chaque fois, nous avons été impressionnés par ses connaissances et compétences en langues classiques. Mais bien entendu, ce n’était pas seulement ses capacités en langues qui nous fascinaient, mais sa façon de nous expliquer des textes si difficiles et complexes dans un langage simple et concret, en nous parlant en même temps des données scientifiques en astrophysique, en génétique et en neuroscience, sans oublier de nous faire rire par ses plaisanteries sophistiquées… Nous étions éblouis de son intelligence inouïe – hypnotisés, pour ainsi dire, par sa grandeur. Nous avons admiré sa beauté physique et sa personnalité si douce et agréable. Bref, peu de personnes étaient indifférentes à ses charmes.

 

Je vais arrêter ici pour aujourd’hui. J’ai l’intention de partager mes souvenirs de mon maître avec vous. Je vais le faire petit à petit en relisant mes cahiers universitaires de l’époque.

 

Je m’appelle Marina, je suis d’origine japonaise. J’ai traduit en japonais un recueil des textes de conférence confié par Monsieur Tresmontant en vue d’introduire sa pensée dans mon pays d’origine. Le livre a été publié en 1985.

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