Retour sur l'intense disputatio avec Loïc, en commentaire de l'article "Ceux qui disent que le problème ne se pose pas". Compte tenu de la richesse de cet échange, et parce qu'il nous permet d'entrer dans le fond de la pensée de Claude Tresmontant, nous le reproduisons ici en une série d'articles qui nous permettra d'isoler les thématiques et de les approfondir au besoin.
Commentaire n°5 (1ère partie) :
"1. Nous ignorons ce qu'il y a DERRIERE le mur de Planck, mais nous savons ce qu'il y a DEVANT. Cela suffit pour fonder une analyse rationnelle consistante et solide du donné de notre expérience."
>> Du donné de notre expérience, oui : c’est tout l’objet de la science. De ce qui fonde cette expérience, non, sauf à sortir de nous-mêmes à la manière des acrobaties burlesques du baron de Münchhausen : c’est toute la prétention des métaphysiciens, qui rivalisent d’ingéniosité sophistique pour impressionner le quidam. Les pirouettes de Tresmontant ont votre préférence, pour d’autres ce seront celles du légendaire Lao Tseu ou du vieil Heidegger. Quant à moi, j’opte pour Jarry et sa pataphysique : au moins on se marre.
"2. [...] Si la théologie ne peut rien apporter à la science, la science, elle, apporte ses découvertes à la théologie qui s'en nourrit et les intègre dans sa réflexion - au nom de l'unité de la vérité."
>> Je sais que la mode est à « l’unité », comme vous dites, mais en toute rigueur, la science et la théologie traitent de deux mondes différents : empirique pour la première, métaphysique pour la seconde. Dès lors, tout rapprochement est illégitime. Voir dans le Big Bang la version scientifique du Fiat Lux biblique, c’est du même ordre que de voir la colère divine derrière un orage ou une éruption volcanique : poétique ou ridicule, mais sans rapport avec la vérité (sauf à admettre que Dieu déteste les grands arbres et avait une dent contre les Romains à Pompéi en l’an 79 ; tout est possible, je suppose). Par ailleurs, vous avez le sens de l’humour en parlant de l’accueil réservé à la science par la théologie : Galilée n’aurait certainement pas été du même avis, ni Darwin, dont la théorie n’est d’ailleurs toujours pas pleinement reconnue par l’Eglise.
"3. Si l'univers est le seul être, il ne peut pas changer. Pourquoi? Parce que s'il est seul, il a en lui tout ce qu'il faut - il est l'être absolu : TOUT est en lui, et RIEN n'est en dehors de lui. - S'il a tout ce qu'il faut, il ne peut se donner plus que ce qu'il a - puisqu'il a TOUT. Il ne peut donc pas croître et s'enrichir - comme l'on voit l'univers croître et s'enrichir au fil de son histoire. [...]."
>> Merci pour cette magnifique réponse, que je vous invite à appliquer à votre Dieu. Vous comprendrez alors 1) Que Dieu, loin de résoudre le problème, ne fait que le compliquer un peu plus (si Dieu est le seul être, il ne peut pas changer et ne peut pas donner plus que ce qu’il a, puisqu’il est tout ; or l’univers existe, par conséquent, on peut se demander ce qui a changé pour que Dieu se mette à créer quelque chose et comment il a créé ce quelque chose de radicalement nouveau et d’autre que lui-même) et 2) que votre manière d’aborder la question relève (encore) d’une confusion des registres : la question de l’origine de l’univers regarde la science, pas la théologie. Cette dernière peut néanmoins affirmer tout ce qu’elle veut, dans la mesure où rien de ce qu’elle affirme n’est démontré ni démontrable. En désespoir de cause, elle s’accrochera aux branches de la science positive.
"4. [...] Je crois en ce que me dit la science et ne veux rien ajouter à la matière telle qu'elle me la décrit - ni intelligence immanente, ni puissance créatrice. De même que lorsque l'enfant parvenu à l'âge de raison finit par rejeter le Père Noël lorsqu'il découvre qu'en réalité, c'est son père qui a disposé les cadeaux dans la cheminée ; de même, je rejette la conception mythique d'un univers aux pouvoirs magiques lorsque ma raison découvre qu'en réalité, c'est Dieu mon Père qui a disposé tous ces trésors que j'observe dans la Nature - et à l'intérieur de moi-même."
>> J’ignore votre niveau de culture scientifique, mais les phénomènes naturels (expression que je préfère à celle, absolutiste, de ‘Nature’, renvoyant à quelque chose qui n’existe pas) ne sont pas ce que vous en dites : la science met au jour des processus d’auto-organisation (de la percolation à la formation des étoiles) qui expliquent très bien ce qu’elle observe, sans qu’il soit besoin d’un Père Noël divin. En outre, une nouvelle fois, vous mêlez les registres : la science ne saurait en aucun cas invoquer Dieu comme explication des phénomènes. Contrairement à ce que vous prétendez, vous ajoutez donc bel et bien quelque chose à ce qu'elle décrit, mais quelque chose d'inutile.
Réponse :
1. "la science et la théologie traitent de deux mondes différents : empirique pour la première, métaphysique pour la seconde. Dès lors, tout rapprochement est illégitime." Non. Science et théologie traitent du même monde, mais chacun selon son point de vue particulier et sa méthode propre : la science par l'observation des corps matériels et des phénomènes (leur mesure et leur expérience) ; la théologie, à la lumière de la Parole de Dieu - révélée dans la Bible et la Tradition de l'Eglise. La théologie à proprement parler ne fait pas de métaphysique - même si elle la présuppose (comme la connaissance métaphysique présuppose la connaissance scientifique) : la métaphysique est la tierce discipline qui fait le pont entre la science et la théologie - puisqu'à partir de la considération du donné objectif scientifiquement exploré, elle parvient à démontrer avec certitude l'existence de Dieu et l'authenticité de la Révélation divine à Israël.
2. "vous avez le sens de l'humour en parlant de l'accueil réservé à la science par la théologie : Galilée n'aurait certainement pas été du même avis, ni Darwin, dont la théorie n'est d'ailleurs toujours pas pleinement reconnue par l'Eglise." Ni par le monde scientifique, d'ailleurs... Concernant l'affaire Galilée, il est vrai que des théologiens se sont fourvoyés en croyant discerner dans l'Ecriture Sainte un enseignement scientifique. L'Eglise a finalement condamné ces théologiens et réhabilité Galilée. Cf. La réhabilitation de Galilée. Je parle donc de cette théologie catholique consciente de ses limites et de la légitime autonomie des autres disciplines de la connaissance humaine que sont les sciences positives et la métaphysique.
3. Si l'univers est le seul être, il ne peut changer car il ne peut se donner à lui-même ce qu'il a déjà. Pour changer, il faudrait qu'il se donne à lui-même ce qu'il n'avait pas au départ - bref, il faudrait admettre que du néant, il créé quelque chose, ce qui est impossible, sauf... à considérer que l'univers est divin et doté d'un pouvoir créateur tout-puissant et souverainement intelligent (infiniment plus que l'homme lui-même qui n'a pas dessiné les plans de fabrication de son propre cerveau...). Si en bon rationaliste l'on refuse de diviniser l'Univers (et de fourrer en lui des propriétés occultes que le savant n'observe pas), il faut reconnaître, au nom de la raison - compte tenu de ce que nous savons de la genèse de l'univers -, que les attributs de la divinité existent nécessairement, mais en dehors de lui : éternité, infinité, toute-puissance créatrice, intelligence, conscience, vie... ; donc : qu'il n'est pas le seul être.
> Si l'univers s'auto-créé, il se donne PLUS à lui-même que ce qu'il était au départ. C'est de la théogonie et c'est irrationnel car c'est supposer que l'Être absolu puisse s'enrichir d'un surcroît d'être, de lui-même.
> Si Dieu créé le monde, il ne change rien en son être : il ne devient pas PLUS qu'il n'était à l'origine. La plénitude est en lui depuis toujours et ce qu'il créé ne lui apporte aucun surcroît d'être.
=> Il y a donc une différence capitale entre une auto-création où l'Absolu (ici : l'Univers présupposé seul) s'engendrerait de lui-même à partir de rien et une création du monde par l'Absolu qui a tout d'emblée en lui-même pour créer.
La création n'est une idée rationnelle que si elle postule un Absolu de l'Être au départ à qui il ne manque rien. Si la raison humaine peut penser une création de rien par un Absolu (Dieu) qui a tout en lui pour créer, elle ne peut penser un Absolu (l'Univers) s'auto-générant à partir de rien et se donnant à lui-même progressivement ce qu'il n'a pas au départ.
Maintenant, votre objection manifeste l'une des plus grandes difficultés de la philosophie : comment comprendre qu'un Dieu éternel créé le temps - qui suppose un commencement, un développement et une fin? Comment concevoir qu'un Dieu éternel ne créé pas... éternellement? J'ai simplement ici envie de vous citer Claude Tresmontant : "L'idée de création est peut-être l'idée la plus difficile à penser pour nous, qui ne sommes pas créateurs d'être, et qui par conséquent ne disposons pas d'analogie pour penser l'idée de création, mais c'est aussi une idée inévitable et qui s'impose par le fait qu'il existe des êtres dans l'Univers, que ces êtres ont commencé d'exister, que leur existence est pour eux quelque chose de reçu, de subi passivement pour commencer, quelque chose comme un don que l'on reçoit. Ici, c'est l'être même qui est reçu, en même temps que l'essence ou la nature." (cf. Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques, Seuil 1976, pp. 128-129.) Autrement dit : si l'on part de l'éternité de Dieu, on ne comprend pas qu'il puisse créer le temps (là, notre esprit défaille...). Mais si l'on part du temps de l'Univers, on conçoit facilement qu'il s'origine dans l'éternel - qu'il n'est pas lui-même et qui est donc nécessairement en un autre. Cela montre combien on ne raisonne correctement qu'a posteriori, à partir de la réalité observée, par induction et non a priori, par déduction, à partir des idées ou des concepts que l'on se forge. C'est le réel exploré par les sciences qui fixe le champ des possibles.
"la question de l'origine de l'univers regarde la science, pas la théologie." Quelle étrange pétition de principe! La question de l'origine de l'univers est LA question fondamentale qui interroge tous les degrés de la connaissance humaine. C'est donc à la fois une question scientifique, métaphysique et théologique. Chaque discipline a son mot à dire. "Cette dernière peut néanmoins affirmer tout ce qu'elle veut dans la mesure où rien de ce qu'elle affirme n'est démontré ni démontrable." Ce n'est pas complètement faux. La vérité de la Parole de Dieu n'est pas vérifiable sur tous points - c'est pourquoi on ne peut y avoir accès que par la foi. Mais l'existence de Dieu (1) et le fait que Dieu a parlé (2) sont démontrables et vérifiables : j'ai donc de bonnes raisons de croire en la Parole de Dieu et de tenir pour vrai son contenu. Je pourrai aussi vérifier, sur certains aspects me concernant, la vérité de la Parole de Dieu en la mettant en pratique : je goûterai alors une joie que le monde ne peut pas donner. Cela encore est de l'expérience - expérience subjective et personnelle certes, mais qui s'objectivera dans la confrontation avec d'autres expériences similaires vécues par des hommes et des femmes d'horizons très divers, et avec la doctrine de l'Eglise qui rend compte sur le plan de l'intelligence de ces expériences vécues.
4. "La science met au jour des processus d'auto-organisation (...) sans qu'il soit besoin d'un Père Noël divin". Mais la science ne se prononce pas sur la CAUSE ONTOLOGIQUE de ce processus d'auto-organisation : l'univers seul, ou Dieu? Cette question relève de la métaphysique. Elle doit être abordée sur le terrain métaphysique - elle ne peut être traitée que là. "Vous mêlez les registres : la science ne saurait en aucun cas invoquer Dieu comme explication des phénomènes." Je suis tout-à-fait d'accord. Ce qui ne signifie pas que Dieu n'existe pas, mais que la question de Dieu relève d'une autre discipline rationnelle : la métaphysique. "Contrairement à ce que vous prétendez, vous ajoutez donc bel et bien quelque chose à ce qu'elle décrit, mais quelque chose d'inutile". Oui, j'ajoute quelque chose de plus que ce que la science décrit, parce que la description de la science n'épuise pas la totalité du réel. Mais non, ce n'est pas quelque chose d'inutile parce que j'y suis conduit par le mouvement naturel de ma raison, et que cela m'évite de diviniser l'univers. Vous, vous ajoutez quelque chose de plus DANS la réalité observée - des propriétés occultes et magiques DANS la matière, que le savant n'aperçoit pas. On a l'impression en vous lisant que les atomes ont, en eux-mêmes, la vie, la conscience, l'intelligence... Le grand avantage de la doctrine de la Création, c'est qu'elle rend à la matière ce qui est à la matière, et à Dieu ce qui est à Dieu.