Blog consacré à l'un des plus grands métaphysiciens catholiques du XXe siècle, qui démontra le caractère irrationnel de l'athéisme.
Disons-le sans fioritures, il s’agit d’un monument de la philosophie. Même si, dès l’introduction, Tresmontant prend soin de se présenter en tant que "philosophe" et non en tant que "théologien", il ne faudrait pas minimiser l’ordre nouveau ici à l’oeuvre.
En effet, peut-on vraiment parler de philosophie ? Pourquoi ne pas se risquer à proposer un mot, certes longtemps galvaudé au point de paraître ronflant mais qui mériterait de retrouver tout son suc : une simple "vérité" ? A moins que ce soit de l’ "amour" ? Peut-être que les deux sont indissociables. « Ceux qui croient que la science critique tue l'amour seront bien étonnés. » (p. 10)
Paru dans la collection Lectio divina, aux éditions du Cerf, l’essai rejoint la tradition de la lecture de la Bible ; une lecture pesée, pensée, durant l’époque patristique et le Moyen Age, comme le rapporte la petite note au début de l’ouvrage.
Néanmoins, le professeur se veut modeste d’emblée : « Ce travail n’est qu’une esquisse, ou, si l’on veut, une épure. » (p. 11)
Son importance est d’autant plus grande qu’elle s’inscrit dans un contexte précis ; nous sommes en 1953, l’Essai sur la pensée hébraïque est le premier ouvrage publié de Tresmontant, fort de l’Imprimatur, au temps où le marxisme était la philosophie tentante du milieu universitaire français. Proposer un tel « essai » était à tout le moins surprenant, pour ne pas dire insignifiant aux yeux de l’institution.
Plus qu’un essai, il s’agit d’un exposé didactique : il vise à enseigner, en toute clarté – « honneur de l’intelligence » selon l’expression du professeur. Pédagogue, Tresmontant nous invite à retrouver le sens de la pensée hébraïque qui est une pensée qui mérite au moins la même attention que les pensées grecques, hindoues ou de n’importe quelle autre métaphysique.
Ce n’est pas parce que nous sommes dans le domaine de la Révélation qu’il n’existe pas de "pensée", c’est-à-dire une "information" ; d’autre part, ce n’est pas parce qu’il y a "Révélation" et ouverture au surnaturel que la part humaine est rejetée, bien au contraire.
Dans d’autres ouvrages que nous verrons plus tard, Tresmontant signale que la révélation est tout sauf une dictée, comme dans le cas du Coran. Elle respecte la nature humaine ; elle l’appelle. « Les prophètes ne sont pas des porte-plumes de Dieu. Ce sont des coopérateurs que Dieu s'est suscités, qu'il a créés. » (Cf. Les origines de la philosophie chrétienne, page 18)
Il est impossible de résumer ce livre tant sa richesse impose au lecteur un arrêt à chaque page. La table des matières peut déjà mettre en évidence l’ensemble :
Avertissement
Introduction
Chapitre premier – la création et le créé
I. La création
II. Le temps
III. Le temps et l’éternité
IV. Création et fabrication. L’idée de matière.
V. Le sensible. Le symbolisme des éléments. Le mâshâl. Le particulier.
VI. Israël. La philosophie de l’histoire.
VII. L’incarnation.
Chapitre II – Schéma de l’anthropologie biblique.
I. L’absence du dualisme âme-corps.
II. La dimension nouvelle : le pneuma.
Chapitre III – L’intelligence
I. Le cœur de l’homme
II. La pensée et l’action
III. L’intelligence spirituelle qui est la foi
IV. Le « renouvellement de l’intellect » et la philosophie chrétienne.
Conclusion
Excursus I – Le néo-platonisme de Bergson.
Excursus II – Le souci.
Excursus III – La pensée hébraïque et l’Eglise.
Quelles leçons retenir ?
1. Tout d’abord, le monde est créé par un Etre incréé (Dieu) – la Kabbale juive refuse, entre autres, cette création ; c’est un acte d’amour, ce qui est redondant dans la formulation. Professer cela dans le monde antique pour qui l’univers était incréé ou un éternel recommencement restait un scandale, un blasphème. Le temps est vectoriel, telle une ascension : pas de recherche du temps perdu, guère de nostalgies, ici, mais un horizon, un déploiement, jusqu’à l’exode s’il le faut.
2. « Problème capital de la métaphysique chrétienne » selon Blondel et Laberthonnière, l’amour est aussi un terme central de l’ouvrage ; on aurait tort de rejeter l’Agapè au nom d’un romantisme dégoulinant avec lequel on l’a trop souvent confondu.
Pour la pensée hébraïque, l’amour vise un être, une personne ; c’est une relation. Cette personne est bonne, sa chair est bonne : la chair est la totalité humaine, non le corps comme dans le dualisme platonicien.
Nous n’avons pas une âme : nous SOMMES une âme. Nous sommes une âme vivante appelée à être un esprit vivifiant, « ruach ». Cela change tout dans le domaine de l’anthropologie, de l’être.
Le sensible est porteur de sens ; il est signe, symbole à déchiffrer dans son infinie richesse. Ce n’est pas du « chaos ».
« La pensée hébraïque pourrait s'appeler un matérialisme poétique, ou un idéalisme charnel. » (p. 54)
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3. La sainteté de la raison. « La science des saints, c'est l'intelligence. » (Proverbes 9,10)
L'intelligence n'est pas un organon (= Kant) mais une Action, celle d'un dialogue, une relation existentielle entre deux libertés, celle de Dieu et celle de l'homme, un échange où Dieu donne l'intelligence par laquelle l'homme connaît les secrets du Roi, une circulation de Je à Tu. Il n'y a pas d'intelligence en dehors de cette circulation.
La foi, c’est l’intelligence. Encore aujourd’hui, de grands penseurs, même parmi les chrétiens, refusent de croire en une philosophie chrétienne. Par exemple, Rémi Brague écrit dans sa belle étude Au moyen du Moyen Age : « Il n’y a pas de « philosophie islamique », pas plus qu’il n’y a ou a eu une « philosophie juive » ou une « philosophie chrétienne ». Ce que, sans conteste, il y a eu, c’est un usage de pensées philosophiques de la part de musulmans, de chrétiens et de juifs. » (p.132)
Avant cela, Rémi Brague écrit : « Le christianisme distingue plus nettement entre une science spécifiquement chrétienne, la théologie, et une philosophie qui est, en principe, neutre par rapport à la foi. »
Tresmontant répondrait : Au nom de quel a priori (dogme ?) la philosophie doit-elle rester neutre vis-à-vis de la foi ? C’est ce principe qui est discutable – lui-même rarement discuté – principe que Blondel révèle en assurant une union véritable, une « compénétration vivante » dirait le Philosophe d’Aix, une « inclusion » dirait Brague. Unir la philosophie et l’ouvrir à la Révélation, ce n’est pas convertir la philosophie à la Révélation ; c’est au contraire présenter la Révélation comme rationnelle. C’est ériger la raison à son point le plus ultime. En revanche, si la philosophie devient irrationnelle, il est un devoir de l’écrire.
« La philosophie chrétienne est une pensée qui se développe à partir de ce renouvellement de l'intelligence. Si par « philosophie » on entend exclusivement la philosophie grecque, certes il n'y a pas de philosophie chrétienne. Si par « raison » on entend les catégories de la pensée hellénique, certes l'apport biblique n'est pas « rationnel ». Mais cela veut-il dire autre chose que ce fait contingent : la structure profonde de la pensée grecque n'est pas la même que celle de la pensée biblique ? De cette inéquation de fait peut-on déduire légitimement une condamnation valable en droit ? Toute la question est de savoir si les formes de la raison hellénique sont celles de la raison humaine. Il est à noter que ces catégories s'avèrent de plus en plus incapables en physique, en biologie, en psychologie, de comprendre le réel. Il faut, en science aussi, renouveler les catégories de notre intelligence. Il est de bon augure pour la pensée biblique que, dans cette inadéquation, elle se trouve du même côté que la réalité vivante. La logique grecque est-elle capable de comprendre la croissance d'un arbre à partir d'une graine ?
« Le propre de la philosophie chrétienne est de refuser d'évacuer les termes de l'apport biblique sous prétexte qu'ils sont durs à assimiler pour une intelligence caractérisée, comme dit Bergson, par une « incompréhension naturelle de la vie » (p. 140)
« Il y a une philosophie chrétienne, parce qu'il y a une problématique païenne qui est incompatible avec la révélation biblique. » (p. 143)