Lorsqu'il s'exprime à propos de l'Eglise (singulièrement dans son ouvrage "Les premiers éléments de la théologie" ), Claude Tresmontant aime à rappeler "qu'elle continue le peuple hébreu. Elle est le peuple hébreu continué", marquant ainsi la continuité de la Révélation qu'elle porte en elle, à charge pour elle de la transmettre à l'humanité entière. L'Eglise est donc d'abord "la nouvelle Humanité en régime de transformation". Dans cette vue, l'Eglise ne saurait donc se réduire à n'être qu'une institution humaine, à l'instar par exemple "de la Caisse d'épargne ou du Parlement", elle est un "fait de création dans l'histoire de la création. Elle est l'ensemble des hommes, des femmes et des enfants, appartenant à toutes les nations et à tous les peuples, à toutes les races." Ce n'est donc pas seulement, ou simplement, une réalité juridique, c'est surtout "l'ensemble des peuples travaillé du dedans par l'information créatrice qui vient de Dieu. Elle est un organisme spirituel... (dans lequel) il faut distinguer l'information créatrice venant de Dieu et l'humanité (la part humaine de l'Eglise) qui reçoit, plus ou moins, l'information qui vient de Dieu ".
Il n'est donc pas surprenant que la part proprement humaine de l'Eglise, ne soit "ni pire ni meilleure qu'ailleurs", mais sans doute attend-on d'elle qu'elle soit justement irréprochable, et en tout cas "plus responsable, à cause de l'information reçue (de Dieu)".
Cette double nature de l'Eglise ne doit cependant pas conduire à reproduire les mêmes erreurs que celles qui se sont manifestées à propos de la personne de Jésus, vrai homme et vrai Dieu (verus homo vero unitus est Deo, ainsi que le définit le pape Léon le Grand), car l'Eglise ne saurait être seulement divine ou seulement humaine, elle possède deux natures et si "ces deux natures ne sont pas confondues, elles ne sont pas séparées non plus. Il n'y a pas, d'une part, l'Eglise visible, toute humaine, et, d'autre part, l'Eglise invisible, toute divine. Il y a union des deux natures sans confusion."
"Si l'on ne discerne pas la nature divine de l'Eglise, c'est-à-dire l'action et la présence réelle de Dieu, son opération immanente, avec la coopération de l'homme, alors on ne peut plus du tout comprendre l'existence même de l'Eglise qui dure depuis bientôt vingt siècles et qui se développe de manière irréversible... La pensée de l'Eglise est un ensemble cohérent qui se développe conformément à l'information initiale constituante... Elle élimine toute doctrine qui n'est pas compatible avec sa propre essence, sa propre nature, sa propre norme constituante..." Bref, l'Eglise transmet sa pensée à travers l'expression de ses dogmes, de "son développement dogmatique" qui n'est pas autre chose que la fidélité "à l'enseignement de la Révélation, de la Bible hébraïque et du Nouveau Testament grec."
Voyons maintenant de quelle manière André Frossard témoigne à ce sujet, inondé qu'il fut par cette "lumière enseignante" qui le transforma "de la base au faîte".
Ecoutons-le nous "dire" l'Eglise dans cet extrait de son livre "Il y a un autre monde" :
"Ce que je vais vous dire relève de l'expérience et ne doit rien à la théorie... Qui sait où commence et où finit l'Eglise, qui en fait partie, qui en est exclu, ou plutôt, qui s'en exclut, car je n'imagine pas que l'on puisse en être rejeté ?
... Elle est d'institution divine, car c'est Dieu qui lui confie les âmes et non le contraire comme le croient certains bureaucrates de sacristie qui trient les enfants à baptiser...
Je n'ai jamais eu la tentation de porter sur elle le moindre début de jugement : ce qu'elle a de sainteté dans l'invisible m'impressionne, ce qu'elle a de faiblesses et d'imperfections ici-bas me rassure et me la rend plus proche. Il se trouve que je ne suis pas parfait non plus.
Elle m'a paru belle dès le premier jour. Les "chrétiens du berceau" qui m'ont demandé si l'Eglise n'avait pas déçu le jeune converti que j'étais ne se rendent pas compte du contraste renversant qu'elle pouvait former avec le baraquement idéologique de mon enfance, où l'on vivait, je le voyais bien maintenant, de quelques idées chrétiennes détournées de leur fin, coupées de leurs racines naturelles, mises en conserves, et qui faisaient travailler leur couvercle...
Mais comment aurais-je rien appris d'utile et de vrai sur l'Eglise? Mes livres, mes Voltaire, mes Rousseau, mes explorateurs de néant philosophique, ne m'en avaient jamais parlé... Mes livres reconnaissaient l'ancienne puissance de l'Eglise, mais c'était pour mieux blâmer l'usage qu'elle en avait fait. Son histoire était celle d'une longue et fructueuse entreprise de domination masquée de philanthropie... Ils citaient volontiers ses inquisiteurs, ses papes guerriers, ses "minets mitrés", mais jamais ses martyrs...
Ils se montraient prolixes sur la tête politique de l'Eglise terrestre, et muets sur son coeur évangélique. Je savais tout des comportements despotiques de Jules II, et rien des emportements poétiques de François d'Assise. Ils ne m'avaient pas dit que si l'Eglise en ce monde n'avait pas toujours mené le bon combat, elle avait du moins gardé la foi... Elle savait, elle était seule à savoir, que l'homme est un être qui ne compte finalement que pour Dieu.
Non, mes livres ne m'avaient pas dit que l'Eglise nous avait sauvés de toutes les démesures, auxquelles nous sommes livrés sans défense depuis qu'elle n'est plus écoutée, ou qu'elle se tait. Que ses promesses d'éternité avaient fait de chacun de nous une personne irremplaçable... Que ses cimetières n'étaient pas remplis "de gens qui se croyaient indispensables", mais qu'elle y serrait comme un trésor l'impalpable poussière d'où surgiraient un jour les corps ressuscités. Que les seules fenêtres que l'on ait jamais pratiquées dans le mur de la nuit qui nous environne, étaient celles de ses dogmes..."
On perçoit bien, à la lumière de ces textes comparés, la convergence totale de vue de nos deux auteurs sur un sujet qui suscite plus souvent la discorde que la concorde... Le fait est d'autant plus remarquable que les voies empruntées pour "dire" l'Eglise ne sont pas les mêmes pour l'un et pour l'autre : réflexion métaphysique fondée sur des données historiques et religieuses pour Claude Tresmontant, témoignage d'une réalité enseignée soudainement et instantanément (parmi d'autres...) au moment de la conversion pour André Frossard.
On peut trouver là, personnifié, un merveilleux exemple de convergence entre la foi et la raison...