
"Le rationalisme, c'est le monothéisme"
Claude Tresmontant (1925-1997)
Philosophe réaliste et métaphysicien.
Il enseigna pendant de nombreuses années la philosophie médiévale et la philosophie des sciences à la Sorbonne.
Il fut correspondant de l'Académie des sciences morales et politiques ; il obtint le prix Maximilien-Kolbe en 1973
et le grand prix de l'Académie des sciences morales et politiques pour l'ensemble de son œuvre en 1987.
Noël approche, et peut-être pensez-vous déjà aux cadeaux que vous allez faire à ceux que vous aimez. Eh bien n'hésitez plus! Un très beau libre vient de paraître : "L’homme peut connaître Dieu". Il donne les bases de philosophie, de théologie, d’histoire etc. pour répondre aux objections des incroyants et pour étayer la foi des catholiques. Un ouvrage à découvrir et faire connaître! Son originalité est qu’il est simple d’accès et qu’il ne s’arrête pas à l’apologétique philosophique classique, il aborde des éléments de théologie, d’histoire et réfute les objections-slogans qu’on entend partout.
Le public visé? Le plus large! L'opus est à la portée de tous, à partir du lycée ; on y trouvera de nombreux exemples, un vocabulaire simple, des chapitres courts faciles à comprendre. L’ouvrage ne reste pas dans la réflexion abstraite et théorique (par exemple, évocation d’apparitions mariales, de saint Padre Pio, etc.)
L’auteur? Jean Dollié, professeur de lettres, agrégé de l’Université, ancien élève de Jean Daujat au Centre d’Études Religieuses (une référence!).
Plus d’info? Vous trouverez la table des matières, des articles, des vidéos intéressantes sur le site : editionssaintmaximilienkolbe.blogspot.fr. Le livre se commande uniquement sur ce blog ou par correspondance chez l’éditeur.
Et pour vous donner l'eau à la bouche , voici la quatrième de couverture :
"Il est possible que Dieu existe, mais je ne peux pas en être sûr. De plus, les religions ont fait beaucoup de mal." Si vous pensez cela, ce livre vous surprendra.
"Je crois en Dieu parce que je suis né dans une famille catholique et que mes parents m’ont amené à la messe." Et si vos parents avaient été musulmans, seriez-vous musulman ? Pouvez-vous prouver que vous êtes dans la bonne religion ?
"Moi, je pense que la religion est dépassée et qu’on peut expliquer le monde un peu plus scientifiquement au XXIe siècle. D’ailleurs, Kant, Freud, Sartre n’ont-ils pas montré définitivement que Dieu n’existe pas ?" Si vous croyez cela, ce livre est pour vous.
"Je prie de temps en temps, mais j’ai pas mal de doutes, car Dieu, on ne le voit jamais, et puis, s’il est si bon, pourquoi tant de souffrances ?" "Je suis chrétien convaincu, mais je me pose des questions. L’enfer et le diable existent-ils vraiment ? Les miracles ne sont-ils pas de l’autosuggestion ? Pourquoi fallait-il que Jésus meure sur la croix ?" Si vous vous posez ces questions, ce livre vous répondra.
Des questions, vous vous en posez beaucoup. En 31 courts chapitres, vous trouverez des réponses simples, claires, dans un langage à la portée de tous. Le propos, illustré par de nombreux exemples pris dans la vie courante, n’est jamais ennuyeux. L’auteur réussit le tour de force de donner les bases indispensables en philosophie et en théologie. Un ouvrage de référence, pour tous, adolescents, étudiants, adultes, parents et grands-parents. Un excellent point de départ pour une étude en petits groupes.
Issu d’un milieu athée ou bien, au contraire, imprégné de christianisme, vous souhaitez obtenir des motifs crédibles et rationnels de croire en Dieu. Vos questions seront nos chapitres : Est-il raisonnable de croire en Dieu alors qu’on ne l’a jamais vu ? La science ne montre-t-elle pas la fausseté de toutes les religions ? L’évolution de l’homme ne prouve-t-elle pas que l’homme n’est pas créé par Dieu ? N’a-t-on pas raison de dire que l’Église s’est méfiée de la science ? Être adulte, n’est-ce pas penser par soi-même ? L’homme a-t-il une âme ? Puisque nos sens peuvent nous tromper, comment peut-on affirmer qu’il y a une vérité ? Le mieux n’est-il pas de faire ce qui nous plaît ? L’Église n’impose-t-elle pas sa vérité ? Comment être encore croyant après Kant, Rousseau, Marx, Freud ou Sartre ? Le diable, les anges, le purgatoire, les miracles existent-ils vraiment ? Qui peut savoir ce qu’il y a après la mort ? Etc.
Le présent ouvrage n’est pas un catéchisme : le but n’est pas d’asséner des vérités toutes faites en s’appuyant sur des textes sacrés qui font autorité. Non, la réflexion s’inscrit dans une démarche rationnelle propre à intéresser croyants ou incroyants et le livre propose un cheminement logique.
L’auteur : Jean Dollié, ancien élève du Centre d’Études Religieuses, est agrégé de l’Université. Depuis 20 ans, il enseigne les lettres dans le secondaire et l’enseignement supérieur.
Dans l'attente de vos commentaires quand vous l'aurez lu!
Achevé en octobre 1961, cet essai de 147 pages reste fidèle à l’esprit de synthèse et de simplicité qu’aimait déployer le professeur, loin de la pose mondaine. Dans La formation de la pensée juridique moderne, Michel Villey reconnaissait combien « on aime accoler aux doctrines des noms d’inventeurs ; les philosophies sont signées comme les créations artistiques. » (p. 155) Tresmontant est l’ennemi de tout système auto-suffisant destiné à un cercle d’initiés ou à un jury de concours. Non pas « ma philosophie » mais « Notre philosophie » (p. 14), conforme aux Pères de l’Eglise qui ne « cherchent pas à inventer un système original. Bien au contraire, ils y répugnent. Ils cherchent à penser avec la tradition. » (p. 15)
Sa pensée se veut organique (« La pensée d'un Corps »), ce qui manifeste chez lui un accueil de la corporalité, laquelle « n'est pas un accident ni une catastrophe. Elle est dans le plan créateur de Dieu. La matière n'est pas un lieu de chute, ni une souillure, ni un lieu d'exil. Elle est créature excellente en son ordre, materia matrix, dira le P. Teilhard de Chardin. » (p. 64)
Le désir et la sexualité ne sont aucunement responsables de l'ensomatose, cette chute des âmes dans le corps qu’explique la tradition théosophique et métaphysique de l'Inde, l'orphisme, Platon et Plotin, les gnostiques, les manichéens. (p. 65) « Il est fort probable que toute la doctrine de la matière et de la corporalité, dans ces divers systèmes, procède, psychologiquement, de cette répulsion originelle à l'égard de la sexualité. » (p. 65)
La pensée chrétienne, dans les premiers siècles, et jusqu'aujourd'hui, n’est pas exempte de tout soupçon en ce domaine. Il faut admettre qu’elle « a été tentée par cette attitude affective négative concernant la sexualité, et partant, la corporalité. Nous l'avons vu pour Origène, pour Grégoire de Nysse. Mais chez saint Basile aussi, chez saint Jérôme, chez saint Augustin, on décèle sans peine un conflit insurmonté à l'égard de la sexualité. » (p. 65)
L’avis des grands docteurs est une chose, celui de l’Eglise en est une autre. Par exemple, nous savons que l’Eglise n’a pas retenu la conception négative de la sexualité augustinienne. Augustin réduisait le péché originel, son concept, à la concupiscence ce qui permet à Hans Blumenberg (La légitimité des temps modernes) de conclure qu’Augustin n’a pas dépassé la gnose, mais l’a seulement transposée en langage chrétien.
Le réflexe gnostique a tendance à réduire la pensée de l’Eglise à un de ses docteurs ; cela a été le cas par exemple du jansénisme dont l’erreur a été de « s'appuyer d'une manière unilatérale sur certains textes de saint Augustin, alors que la pensée de l'Eglise est une pensée COLLECTIVE, une convergence entre tous ses Docteurs. » (p. 67)
Le péché originel
Tresmontant savait très bien que la théorie du péché originel est au cœur de la rupture entre la Réforme (qui a accentué la théorie augustinienne du péché originel) et le catholicisme, lequel a corrigé la théorie augustinienne du péché originel par le biais du thomisme.
« Le « péché originel » selon la théologique catholique, n'a pas altéré la nature humaine dans sa substance (ou dans son essence) : celle-ci reste après le péché ce qu'elle était au sortir des mains de Dieu. Elle reste belle et excellente. Quoique blessée et attendant une guérison. L'humanité est malade, physiquement, psychologiquement, spirituellement. Ce qui est altéré, ce n'est pas la nature humaine elle-même, mais les relations entre Dieu et l'homme, relations proprement surnaturelles. » (p. 74)
Intégriste ?
En admettant qu’il « existe une philosophie chrétienne à partir du moment où la pensée chrétienne réfléchit techniquement et rationnellement à ces conditions métaphysiques de son propre contenu, reçu de l'Ecriture. Nous avons parfois entendu des voix amicales prononcer, à propos de ce genre de recherche, le mot : intégrisme. […] Nous menacerions une liberté philosophique. Nous répondons que notre propos, jusqu'à présent, a été simplement descriptif […] On ne reproche pas, au biologiste qui décrit cette structure anatomique et les lois d'existence physiologique, de limiter notre liberté. Il importe donc, nous semble-t-il, d'examiner en premier lieu une question de fait. »(p. 20)
Il est vrai que la modernité confond la licence (l’absence de contraintes) avec son exact contraire, la liberté (l'accomplissement de l'être dans et avec tout ce qui le constitue) ; en ce cas de figure, « La liberté ne consiste pas à pouvoir choisir entre plusieurs positions, dont les unes sont fausses et l'autre vraie – mais à trouver la vérité. »
Toutefois, Tresmontant prend soin de mettre en évidence le « risque d'intégrisme. L'intégrisme consiste essentiellement à durcir et à choséifier ce qui est in via, en développement, en genèse. L'intégrisme est une fixation à la lettre. L'orthodoxie est esprit. Mais l'esprit n'est pas sans structure. » (p. 21)
Il s’inscrit ainsi dans la tradition de Maurice Blondel qui se présentait en « intégraliste », exigence intellectuelle qui se soumet à l’analyse de l’inachèvement. Mais cet inachèvement est lui-même une vérité qu’il faut démontrer.
Contrairement au dualisme gnostique qui stipule la négation du principe anthropique, le temps chrétien est VECTORIEL et mesure une création irréversiblement orientée vers un terme unique et définitif. Il mesure une maturationqui trouvera un achèvement éternel. (p. 49)
Le réflexe gnostique a tendance à faire de la raison un vase clos ; elle serait auto-suffisante, ce qui revient à en faire un absolu. Or, Tresmontant prend soin de constater, comme il l’avait très bien analysé dans Essai sur la connaissance de Dieu, que la raison n'est pas le critère absolu et la norme de l'être. La norme suprême, le critère absolu, auquel la raison doit être soumise, c'est la Vérité incréée. (p. 99)
Par le biais des études minutieuses de Blondel, il conclut que « L'être, le penser et l'agir sont travaillés par une loi immanente et créatrice, un dessein qui les informe, et dont il est possible de discerner le sens, l'intuition. » (p. 123)
Métaphysique marxiste
A première vue, il peut sembler pour le moins farfelu d’approcher la « métaphysique » marxiste, surtout quand on sait combien Marx et Engels se réclamaient du positivisme, lequel, rappelons-le, évacue la philosophie première de son champ d’étude.
Dans son appendice, Tresmontant ne s’y méprend pas en vérifiant que Marx et son ami Engels font bel et bien de la métaphysique, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Cette métaphysique a un nom, une tradition : il s’agit de la métaphysique a priori.
« Marx a opté lui-même pour une certaine métaphysique, une certaine ontologie. On en parle peu aujourd'hui. Mais il existe, explicitement formulés, et à plusieurs reprises, par Marx et par Engels, des principes, des présupposés, des thèses métaphysiques qui sont à la base du marxisme. Ces thèses ne trouvent nulle part, dans l'oeuvre de Marx et de Engels, un commencement de démonstration. Ce sont des thèses qui leur semblent aller de soi. Ce sont des thèses proprement métaphysiques, ontologiques. » (p.128)
Aux yeux de Engels, la métaphysique est « Chosiste, mécaniste, statique. Elle ignore le devenir, l'interpénétration des choses et des êtres dans la nature, l'interconnexion, l'interaction de tout sur tout. C'est une pensée factice, irréelle, qui s'oppose à la pensée réelle de la nature, laquelle est la dialectique. » (p. 129)
Un tel geste métaphysique s’explique aisément en révélant les présupposés ontologiques et métaphysiques d’une telle croyance qui professe une suffisance ontologique de la nature et de l'homme : c’est l’aséité. Ils sont suffisants.
Marx confond création (= pas d'anthropomorphisme) et fabrication (p. 131)
« Il ne suffit pas d'affirmer. En métaphysique, comme en logique et comme en mathématique, il faut justifier. C'est ce que Marx et Engels ne font jamais, sur ce point. » (p. 137)
Engels n'admet pas l'éternel retour mais adopte la thèse de l'éternel recommencement, une palpitation cosmique sans fin de diastoles et de systoles. (p. 139)
« Engels se contentera d'affirmer, avec un lyrisme croissant, l'éternité des mondes qui se succèdent dans des cycles sans fin, l'évolution et la dégradation de la matière dans des cycles indéfiniment répétés, éternellement […] Cette assertion a une chaleur mystique. C'est une foi. "Nous avons la certitude", écrit-il. » (p. 143)
Cette étude de la métaphysique de Marx et d’Engels lui permet de comprendre davantage les prises de position philosophique encore à la mode, en particulier l’agnosticisme (= points d'interrogations partout où nous quittons le terrain des sciences positives) et l’athéisme.
Engels lui-même repère l’a priori métaphysique de l’agnosticisme : « Qu'est-ce que l'agnosticisme, sinon un matérialisme honteux ? » (Engels)
« Le marxisme n'est pas agnostique. Il est dogmatique. Il affirme, dans l'ordre de la métaphysique. » (p. 146) = panthéisme séculaire.
A la fin de son déblaiement, Tresmontant s’étonne des conséquences d’une métaphysique a priori qui fonctionne d’après une méthode déductive (avec des axiomes), à l’inverse de la métaphysique a posteriori dont la méthode inductive part de ce que nous observe le donné : « Comment peut-on faire passer pour scientifiques, des thèses qui sont d'ordre proprement métaphysique, et qui n'ont aucun fondement scientifique ? » (p. 145)
Ses conclusions l’amènent à constater que le « matérialisme » marxiste est un panthéisme « honteux ». C'est un panthéisme qui veut se faire passer pour scientifique, pour de la science. » (p. 146)
Table des matières :
Introduction (p. 9)
I/ La doctrine de l’Absolu (p. 25)
II/ Les relations entre l’Absolu et le monde. La doctrine de la création (p. 31)
III/ Le système du monde (p. 47)
IV/ L’anthropologie (p. 51)
V/ La nature humaine (p. 63)
VI/ La destinée surnaturelle de l’homme (p. 81)
VII/ La doctrine de la connaissance. Le christianisme et la raison (p. 91)
Conclusion (p. 111)
Appendice : Questions d’ontologie marxiste (p. 117)
Index (p. 149)
Effacé dans la gigantesque production de Tresmontant, Les origines de la philosophie chrétienne (qui a reçu l’Imprimatur) constitue pourtant une élégante introduction à son projet de présenter, de la façon la plus claire possible, une anthropologie génétique.
Il faut bien comprendre que l’anthropologie chrétienne est tout sauf statique ; elle est un appel à une métamorphose alors que le propre du paganisme est de proposer une pensée du statique, acquise à la durée du monde présente. Ironie de l’histoire, on doit les premiers débuts de la génétique (du grec γ ε ν ν η τ ι κ ο ́ ς, « propre à la génération ») aux travaux du moine Gregor Mendel.
Le titre témoigne d’une exigence rationaliste intégrale qui va de l’alpha à l’omega : des origines à la finalité de la création.
La « sagesse du monde » : la « gnose »
Tresmontant insiste sur la nouveauté radicale de la pensée chrétienne, surtout quand il la compare aux philosophies tentantes qui continuent de se réclamer du bon sens :
« Il faut le dire hautement : les philosophies de Platon, de Plotin, comme celles de Spinoza, de Fichte, de Hegel, de Schelling, et finalement de Marx, sont loin d'être délivrées du contenu mythologique hérité, par-delà la philosophie grecque archaïque, des religions helléniques antiques.
« Les mythes de la divinité de l'âme, de la pré-existence de l'âme, de la chute de l'âme, la divinisation des astres, le mythe de l'éternel retour, les mythes théogoniques qui informent la philosophie de la religion chez Hegel, les thèses métaphysiques qui confèrent au monde les prédicats de l'absolu - aséité, infinité, éternité, suffisance ontologique, etc - et qui reviennent à diviniser le cosmos, tout comme Héraclite et Aristote le faisaient, tout ce matériel pré-rationnel, et en fait irrationnel, hante les philosophies jusqu'aujourd'hui. Nos libres penseurs sont moins libres qu'ils ne le pensent, et encore trop religieux, quoique dévots de religions qui fleurissent bien des siècles avant notre ère. La philosophie moderne actuelle est encore tributaire des religions égyptiennes, assyro-babyloniennes, helléniques, et même indiennes, qui régnèrent avant le christianisme. »(p. 13)
Comme la plupart ont oublié ce qu’est la gnose, ils sont gnostiques à leur dépend au point qu’on peut s’amuser à détricoter le gnosticisme de l’a-gnostique. Dans son monumental ouvrage, Gnosis und spätantiker Geist, Hans Jonas (que Tresmontant recommandait) écrit :
« Le concept divin des gnostiques est avant tout beaucoup plus nihiliste que celui de l’univers : Dieu… le néant de l’univers. » (1ère partie, Göttingen, 1934 p.149/151)
L’échappée des gnostiques réside en leurs mystères. La connaissance n’est jamais pleinement offerte ; elle exige une initiation. Très vite, les Pères ont vu combien le gnostique s’auto-divinise, se croyant consubstantiel à la divinité ; l’aporie pour celui qui voit son âme comme l'égale de Dieu se fait jour dans cette question toute simple que les Pères de l’Eglise n’ont pas manqué de présenter à leurs adversaires : pourquoi cette âme, parcelle divine, aurait-elle oublié son périple ? (p. 70)
La réponse se retourne contre elle-même : aux yeux des gnostiques, il faut se retirer du monde pour le comprendre. Une étape initiatique en délivrerait le secret. Dans leur métaphysique, le monde commence par une tragédie et il s’agit de retourner à l’état d’avant la tragédie première.
De leur côté, les prophètes bibliques se situent à l’opposé d’une telle attitude métaphysique : ils disent la parole, la crient s’il le faut. Ils ne la réservent pas à une élite. D’autre part, « les prophètes ne sont pas des porte-plumes de Dieu. Ce sont des coopérateurs que Dieu s'est suscités, qu'il a créés. » (p. 18)
Dans Les gnoses dualistes d’Occident, l’historien des religions Couliano observe que le geste gnostique par excellence se traduit par un « génie du camouflage scripturaire » et il s’en explique par le biais des travaux de Voegelin, lesquels précisent combien l’œuvre de Calvin « peut être considérée comme le premier Koran gnostique » (rappelons que, par Koran, Voegelin entend un résumé qui rend caduc le recours à toute connaissance antérieure, la Tradition par exemple). « Calvin achève une rupture totale à l’intérieur de la tradition intellectuelle occidentale. D’autres ruptures, d’autres Korans : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’œuvre d’Auguste Comte, celle de Marx et « la littérature patristique du Léninisme-Stalinisme » (New Science of politics, Voegelin). Le caractère koranique de tous ces ouvrages implique l’exclusion active de tout ce qu’ils se proposent de remplacer. La Réforme déjà ne fonctionne pas selon la règle de l’argument et de la persuasion ; sa vérité est immuable et indiscutable : c’est une société totalitaire (ib., 142). Le totalitarisme est, en effet, l’accomplissement de la quête gnostique d’une théologie civile. » (Nihilisme moderne et gnosticisme in Les gnoses dualistes d’Occident, p.307)
Le refus d’accueillir l’humanité dans sa plénitude pour la remplacer par une Sola Scriptura fait contraste avec cette Bible, livre composite « né dans l'humanité, mais qui vient de Dieu, selon les méthodes de l'Incarnation, qui ne détruisent pas la nature, mais au contraire la guérissent, et les surélèvent, afin de l'achever. » (p. 18)
En cela, « L'effort de la pensée chrétienne, dans les premiers siècles, se caractérise avant tout comme un effort de rationalisation et de démythologisation. »(p.110) en ayant conscience des tâtonnements de l’humanité dans sa croissance, son histoire toujours accompagnée de l’immanence de Dieu, comme l’atteste le Christ : « Mon père jusqu'à présent est à l'oeuvre, et moi aussi je suis à l'œuvre. »
La création de Dieu s’établit par étapes. « Certes, Dieu, quant à lui, pouvait créer l'homme achevé dès le commencement, car tout lui est possible. Mais la création de l'homme comporte des conditions métaphysiques qui ne sont pas quelconques. La mère pourrait donner à son nourrisson des nourritures pour adulte. Mais le nourrisson n'est pas capable de les recevoir. » (p. 104)
Ainsi, l’homme est un animal inachevé, appelé à ratifier le don de la vie surnaturelle, en coopérant à la grâce sanctifiante, laquelle est la première opération dans ce processus de divinisation, ce qui suppose la reconnaissance du péché originel dont nous allons consacrer un document spécial.
Introduction (p.7)
Chapitre premier : Les racines bibliques de la métaphysique chrétienne (p.20)
Chapitre II : La métaphysique de la création dans les premiers siècles de l’ère chrétienne (p.33)
1 – L’affirmation de la création, 36. – 2 – Création et fabrication. L’idée de matière, 40. – 3 – L’Absolu est unique et il est créateur, 49. – 4 – La liberté du Créateur. La Création est un don, 52. – 5 – Création et génération, 54. – 6 – Création et commencement, 58.
Chapitre III : L’anthropologie chrétienne (p.67)
1 – Critique de l’anthropologie platonicienne, 67. – 2 – Le mythe origéniste, 72. – 3 – La critique du mythe origéniste, 77. – 4 – La polémique anti-manichéenne, 87 – 5 – La destinée surnaturelle de l’homme, 97.
Conclusions (p. 109)
Index (p.115)
Juste après la parution de sa thèse, Tresmontant décide de sortir de l’oubli deux grandes figures de la pensée chrétienne du début du XXe siècle, Maurice Blondel et Lucien Laberthonnière, en publiant leur riche correspondance, ce qui est une occasion de souligner la modernité de la philosophie chrétienne, de plus en plus consciente de son unité.
Si l’on connaît un peu mieux aujourd’hui Maurice Blondel, sans doute l’un des plus grands métaphysiciens que la philosophie ait comptés, on peine encore à reconnaître en Laberthonnière un véritable philosophe. Pourtant, le 15 janvier 1922, Maurice Blondel écrivait au cardinal Mercier au sujet de son ami : « L’œuvre du P. Laberthonnière sera connue tôt ou tard dans son intégralité : cette œuvre, je crois pouvoir l’attester en connaissance de cause, apparaîtra plus grande, plus forte, plus foncièrement philosophique et chrétienne que celle d’un Malebranche ou d’un Newman. » (p. 322)
L’exigence de Laberthonnière qui traverse tout son travail pourrait se résumer en une phrase : « L’idée prédominante qui m’a guidé en étudiant la philosophie, ç’a été de reconnaître la rationalité du christianisme. » (Cahier de jeunesse, nov. 1882)
La méthode d’immanence
A l’époque, on a souvent reproché à Blondel de faire de la théologie surnaturelle ; la méthode de Blondel est proprement philosophique, précisément parce qu'il ne fait pas appel à la Révélation. (p. 27)
En réalité, il s’agit d’un malentendu autour de sa célèbre « méthode d’immanence » que l’on a confondue avec une doctrine de l'immanence, laquelle stipule que l’être créé, l’homme, serait par nature consubstantiel à la divinité. Blondel n’a jamais écrit ou pensé cela.
En revanche, avec sa méthode d’immanence, « le philosophe d’Aix » s’est attaché à décrypter et révéler les modalités de l’appel à la vie surnaturelle, d’où le problème fondamental de l’Action, selon le titre de sa thèse de doctorat dès 1893.
D’ailleurs, Tresmontant rappelle que « Toute leur vie, Blondel et Laberthonnière ont lutté contre une philosophie qui substituerait à l'action elle-mêmel'idée de l'action. » (p. 57)
« Ce n'est pas sur un plan seulement noétique que la chose se résout et s'opère. C'est dans tout notre être, notre pensée, notre vouloir, notre agir. » (p. 57)
Par une analyse ontologique intégrale, Blondel manifeste comment la réalité tout entière est pré-adaptée à une fin surnaturelle et c’est pourquoi le père Laberthonnière est enthousiasmé en définissant la méthode de Blondel comme une « introduction à une théologie vivante » (p. 91) qui permet de corroborer l’effectivité du surnaturel grâce aux mystiques chrétiens, témoins, par leur expérience, de la réalité du spirituel. « Les philosophes chrétiens indépendants, vraiment libres, ne sont-ce pas les mystiques ? »(Laberthonnière, p. 83)
« Le surnaturel ne sort pas des exigences de la nature, il est bien offert de l'extérieur par Dieu. Mais lorsque Dieu se révèle à l'homme, il ne se contente pas de cette présentation extérieure : il excite encore de l'intérieur son appétit. » (p. 37)
Deux approches : une ontologie génétique (Blondel) et une philosophie dogmatique (Laberthonnière)
Blondel était aussi présenté comme un néo-kantien ; à ce sujet, Blondel est formel : « Je ne suis ni « néo-kantien », ni « subjectiviste », ni « fidéiste », ni « phénoméniste », comme on le prétend. »
Quant à Laberthonnière, son dogmatisme moral s’exprime dans une conquête de la charité qui mobilise tout l’être : « Nous ne pouvons être vraiment philosophes que religieusement, c'est-à-dire en reconnaissant que nous n'avons rien que nous ne recevions. » (p. 366)
On comprend ainsi que les deux philosophes s’interrogent sérieusement sur la logique du don dans l’œuvre de Dieu.
Au cours de leur recherche, ils s’accordent pour ne pas ajouter quoi que ce soit à la doctrine chrétienne mais bien plutôt à suivre les mystiques, en se libérant de toute auto-sacralisation, ce qui suppose un véritable dépouillement du vieil homme.
« Problème capital de la métaphysique chrétienne »selon Blondel, la charité mérite une étude scrupuleuse ; il s’agit d’une con-descendance gratuite et miraculeuse de Dieu : un don surnaturel.
L’amitié entre les deux hommes va s’effriter lorsqu’il s’agira de s’entendre sur les conditions de la divinisation. Ils s’entendent au moins pour considérer que « De même que Dieu ne peut s'incarner et se manifester à l'homme que par cette kénôse, l'homme ne peut parvenir au terme de sa destinée surnaturelle qu'en se dépouillant du « vieil homme », pour devenir « créature nouvelle » et naître de nouveau. » (p. 367). Blondel reprend un terme de physiologie, l'intussusception, pour signifier l'acte par lequel les matières nutritives sont introduites dans l'intérieur des corps organisés, pour y être absorbés ; toutefois, cette absorption n'est pas un anéantissement de la personne tel que voulaient le vivre certains mystiques (Eckhart, Porete) : « Au sens biologique (et plus encore au sens spirituel), assimiler, c'est absorber sans détruire, transformer sans confondre les substances dont l'une est élevée et employée en entrant dans l'organisme et en participant effectivement à une vie supérieure» (La Pensée, tome I, 1934, p. 39) L’union de l’homme et de Dieu ne se limite pas du tout à une simple amitié de consentement et son reproche est implacable : « Vous laissez l'homme et Dieu en présence comme deux contractants qui font alliance au pair, alors que pour moi il s'agit d'une intussusception réciproque, ut unum sint. » (Blondel, p. 349)
En dépit de ces querelles techniques, Laberthonnière et Blondel ont apporté un accomplissement dans la pensée chrétienne en reconnaissant une génétique dans le processus créateur et divinisateur, union théandrique célébrée dans le Cantique des Cantiques, livre central de l’Ecriture.
Introduction (p. 7)
Chapitre premier : La naissance d'une amitié philosophique (p. 65)
Chapitre II : autour de la crise moderniste (p. 147)
Chapitre III : Malebranche (p. 223)
Chapitre IV : La métaphysique de la charité et le problème capital de la métaphysique chrétienne (p. 237)
Epilogue (p. 359)
Index des noms propres (p. 385)
Citations :
« La véritable philosophie est la sainteté de la raison. » (Blondel) + « La charité est l'organe de la parfaite connaissance. » (p. 14)
« Il y a plus de connaissance et plus d'intelligence dans la pratique vécue et littérale que dans l'idéalisme gnostique. » (p. 30)
« L'Eglise est une démocratie divine. Mais pour être une démocratie elle n'est pas une anarchie (protestantisme), elle est une démocratie organisée ; elle suppose une hiérarchie : ce qui ne veut pas dire des maîtres et des esclaves dans l'ordre spirituel. C'est la même vie qui circule de bas en haut et de haut en bas. » (p. 184, Laberthonnière.)
« Il s'agit d'une union plus et vraiment vitale qui fait de l'homme comme un organe, comme un membre du Christ et, par Lui, de l'ordre universel destiné à être incorporé à la divinité même. » (p. 243, Blondel)
Une étape a été franchie. Publiée en 1961, cette thèse de 750 pages, écrite sous la direction de Paul Ricoeur, renferme une dimension cyclopéenne. Sans doute l’un des plus décisifs dans le cheminement du métaphysicien, l’ouvrage s'inscrit dans l’héritage de Newman, avec sa conclusion scandaleuse aux yeux de bien des penseurs, catholiques compris.
Le professeur présente une généalogie de la philosophie chrétienne, son enracinement, son développement, contre la thèse dominante de l’époque selon laquelle « il n’y a pas, pendant les cinq premiers siècles de notre ère, de philosophie chrétienne propre impliquant une table des valeurs intellectuelles foncièrement originale et différente de celle des penseurs du paganisme. » (Histoire de la philosophie, Emile Bréhier, p. 494)
Aujourd’hui encore, l’intelligentsia refuse de reconnaître l’existence de la philosophie chrétienne réduite à un fatras de mystères pour artisans et petites gens ou, dans le meilleur des cas, à un thomisme traversé par la philosophie grecque que s’efforçait d’attaquer, par ailleurs, Lucien Laberthonnière, un des maîtres de Tresmontant, également soucieux de révéler l’unité originale de la philosophie catholique.
On rappellera que bien des penseurs catholiques (refusant en outre un tel honneur) ne seraient pas d’accord avec cette découverte ; dans Au moyen du Moyen Age, Rémi Brague prend le parti d’écrire, sans doute inspiré d'Etienne Gilson : « Il n’y a pas de "philosophie islamique", pas plus qu’il n’y a ou a eu une "philosophie juive" ou une "philosophie chrétienne". Ce que, sans conteste, il y a eu, c’est un usage de pensées philosophiques de la part de musulmans, de chrétiens et de juifs. » (p. 132)
Tresmontant démontre définitivement que cette thèse est fausse.
Il existe une philosophie catholique autonome, avec sa métaphysique, son anthropologie, sa politique. D’ailleurs, « Peut-être un jour viendra-t-il où il n'y aura plus lieu de parler de philosophies chrétiennes ou non chrétiennes, mais tout simplement d'une seule philosophie, la philosophie tout court, la philosophie vraie. » (p. 17)
Il est impossible de résumer en quelques mots la portée considérable d’un tel ouvrage ; nous nous contenterons d’en souligner les avancées. Comment s’articule la philosophie chrétienne ?
Tresmontant insiste sur le désir de connaissance de Dieu présent dans la Bible, entretenu par une exigence de désacralisation, laquelle a en horreur tous les dieux humains, êtres divinisés par les sacrifices ; c’est pourquoi « La connaissance de Dieu, dans la Bible, est d'abord démystification. » (p. 33) et sortie progressive du sacrifice.
Il en profite pour insister sur le refus de penser le commencement de la vie comme une tragédie : « Selon la théologie biblique et chrétienne, la vie de l'Absolu est paix. Selon les systèmes théosophiques, la vie de la divinité est guerre, déchirement, tragédie. » (p. 33)
En reprenant la traduction de Genèse avec, en particulier, une expression qui a stimulé bien des théosophies, Tresmontant montre combien la création n’est pas née du chaos.
Tohu = désert ; bohu = vide. « La terre était un désert et un vide. » ≠ chaos.
La création ou la chute
Un des soucis premiers du métaphysicien est de procéder à une analyse comparée des métaphysiques pour aboutir à cette conclusion : « Peut-être n'y a-t-il que deux métaphysiques possibles : métaphysique de la Création, ou Métaphysique de la Chute. » (p. 717)
On pourrait affirmer que la spécificité de la gnose est d’être une métaphysique de la Chute, stipulant que l’âge d’or se situe en arrière de nous, dans un passé fantasmé. A ce sujet, Tresmontant n’a cessé de remarquer qu’« une expérience psychologique transposée en cosmologie et en théosophie, telle pourrait bien être la clef du néo-platonisme, comme d'ailleurs des systèmes gnostiques. » (p. 322)
Face à une telle configuration, le christianisme offre une réponse claire à la finalité de l’existence. « L'homme, selon le récit biblique du paradis et de la Chute, n'est pas créé immortel, mais CAPABLE d'immortalité, ce qui est tout différent. » (p. 61)
Ainsi, l’histoire prend une nouvelle signification en sortant des processus cycliques : elle est bien plutôt « cette durée de la création où l'homme fait l'apprentissage de son métier de Dieu » (p. 55), contre toute « exégèse fixiste qui ignore trop souvent la dimension TEMPORELLE, EVOLUTIVE, PROGRESSIVE de la manifestation de Dieu à l'homme dans l'Ancien Testament. » (p. 183)
Tresmontant remarque que si bien des pères de l’Eglise ont été fascinés par la métaphysique grecque, d’autres au contraire ont cherché à évaluer l’authenticité du message chrétien, sans s’arrêter aux schémas traditionnels. Tout le travail de Tresmontant est d’éclaircir les malentendus et les confusions ; par exemple, l’expression selon laquelle l'homme est créé, « à l'image et à la ressemblance » de Dieu. Nombre d’exégètes l’ont interprétée selon une vue dualiste. Or, il s'agit d'une image « ressemblante » et non d'une identité substantielle. « Sans être la substance divine, l'homme est cependant fait à l'effigie de la divinité. » (p. 54) et il reprend le travail minutieux d’Humbert, auteur de Trois notes sur Genèse I. Dans le cas du christianisme orthodoxe, « C'est l'homme concret, corporel, tel qu'il est créé, qui est dit créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. Cela ne signifie nullement, dans la pensée de l'Ecole sacerdotale, que Dieu soit lui-même corporel. » (p. 650)
La ressemblance n'est pas matérielle mais signification.
Dans une autre configuration, « La doctrine origéniste de la chute n'a aucun rapport avec la doctrine biblique du péché, tel qu'il est présenté par le Jahwiste, comme pour toute la Bible, le péché est une réalité historique, empirique. C'est l'acte historique de l'homme concret qui fait le mal, l'injustice, le crime, etc. Pour Origène, le premier péché est préhistorique, ou plutôt transhistorique, précosmique : antérieur au monde sensible, il est la cause de ce monde matériel et multiple. » (p. 414)
« Dans l'anthropologie biblique, l'homme est une âme vivante. L'homme est créé âme vivante. L'homme est aussi appelé "chair", mais ces deux termes visant une seule et même chose : l'homme vivant, concret, l'homme dans sa structure biologique et psychique conjointement. » (p. 577)
« Constamment, les Pères parlent de l'homme avec le vocabulaire de l'anthropologie platonicienne et néo-platonicienne, c'est-à-dire en se servant d'un vocabulaire dualiste. Mais autre chose est le vocabulaire, autre chose la pensée qui l'informe, le travaille, le transforme. » (p. 577)
Dans la deuxième partie consacrée aux problèmes de l'anthropologie, la figure de Saint Irénée de Lyon est convoquée avec autorité grâce à son monumental ouvrage "Contre les hérésies et la gnose au nom menteur" (Adv. Haer., IV, XXXVII). Au sujet de la divinisation et du problème du mal, Saint Irénée de Lyon professe une création progressive de l'homme qui ne peut être créé d'un seul coup parfait et achevé, ce qui reviendrait à faire de lui une chose. La dimension de la personne humaine obéit à des conditions épigénétiques qui réclament des étapes dans le processus voulu de la theiôsis, la divinisation. En conséquence, l'homme a été créé inachevé.
En définitive, Tresmontant reprend le génial épistémologue, Pierre Duhem, qui faisait remarquer dans Système du monde qu’une théologie en avait remplacé une autre : « En ruinant, par ces attaques, les Cosmologies du péripatétisme, du stoïcisme et du néo-platonisme, les Pères de l'Eglise font place nette à la Science moderne. » (p. 695)
La bonté de la chair : la glaise contre la gnose.
Comme le Logos a assumé la chair humaine, il est inévitable que le christianisme va glorifier la personne. On pourrait citer bien des exemples repris par Tresmontant de docteurs qui louent la chair ; Tertullien s’étonne « du mépris de la chair des païens et hérétiques » ; c’est pourquoi « il est nécessaire que d’abord aussi nous défendions la chair. […] Si la chair est associée dans une même destinée à l’âme pour les choses de ce monde, pourquoi pas aussi pour l’éternité ?» (De resurrectione mortuorum, VII, 9-13) Même Saint Augustin, prisonnier des schèmes de l’anthropologie dualiste, affirme que « La chair est bonne » (De civitate Dei, XIX, V)
Ainsi, comprend-on l'étonnement de Rémi Brague, toujours teinté de bel esprit, lorsqu'il fait très simplement observer que « c'est quand même quelque chose d'extraordinaire qu'une religion qui parle de la résurrection de la chair puisse être considérée comme méprisant celle-ci. Je demande qu'on m'explique, lentement de préférence » (minute 88, "Vivre et penser comme des chrétiens", 28/03/2009, Radio Courtoisie, avec Rémi Brague, Jean Sévilla, Hadjadj, Soulier).
Il faut insister aussi sur un autre point : si d’autres théologiens ou mystiques discréditent la chair, c’est un peu comme un athlète qui s’abandonne totalement pour gagner sa course.
« Dans la perspective biblique et chrétienne, l'éthique ne se définit pas dans une problématique où la "matière" joue le rôle de causalité, mais dans une relation existentielle de l'homme avec l'homme, son compagnon, et avec Dieu, son Créateur : dans une relation de Je à Tu, de toi à moi. » (p. 360)
Cela contraste évidemment avec la détestation de la chair chez les gnostiques qui condamnaient le mariage et rejetaient la résurrection.
De son côté, Saint Ephrem s’attaque à Mani qui professait un combat entre deux puissances opposées : le Mal démiurgique et le Bien d'avant la création ; la « Harpe du Saint Esprit » chante le corps et prend soin de souligner combien Satan est incorporel.
On pourrait croire que ces querelles sont archaïques mais ce serait minimiser la résurgence de la gnose, au sein des philosophies modernes. Par exemple, Fichte considérait l'évangéliste Jean comme « le seul qui enseigne le christianisme authentique. » (p. 726) et il fait de Jésus un maître de gnose, un « initié », un théosophe (p. 728). Tresmontant se veut intraitable : « Fichte, comme Hegel et Schelling, ignore radicalement la dimension propre du christianisme, qui est le surnaturel. » (p. 728)
Il est vrai que dans cette anthropologie issue de l’idéalisme allemand, l'individu est présenté comme une sorte d'anamnèse, une remémoration. Les travaux de Baur et Wahl ont révélé la dimension gnostique chez Hegel. « Sans le monde, écrit Hegel, Dieu n'est pas Dieu. » (p. 738)
« A Hegel on peut opposer la critique qu'Evodius adressait au système manichéen. » (p. 740)
Alors que l'incarnation n'est pas une phase nécessaire du processus théogonique mais don, propter nos, Hegel prend la Création comme une génération. (p. 740)
Hegel voit dans la vie de Dieu un « jeu de l'amour avec soi-même » ! (p.7 41) (≠ narcissisme) ≠ Amour. De plus, Schelling voit dans Dieu et la génération « un poème épique » ! Aux yeux de Tresmontant, Hegel a élaboré une "philosophie de la guerre".
« Alors que le mal était justifié, chez Leibniz, du point de vue esthétique, l'esthétique du tragique est ici fondée sur une théologie, sur une théogonie. Jamais le mal n'avait été assumé, accepté, d'une manière aussi radicale : il est nécessaire à la vie de dieu lui-même. Nous sommes aux antipodes du christianisme. » (p. 742)
Conclusion :
Claude Tresmontant offre un complément décisif au travail de Newman dans son Essai sur le Développement de la doctrine chrétienne. Dans leur coopération à un message qui les dépasse bien souvent, les pères de l’Eglise prennent conscience de l’orthodoxie chrétienne, laquelle n’est pas un aérolithe lancé dans le monde comme en un coup de dés. Elle réclame des étapes, telle une éducation progressive ; que l’on pense à ce petit enfant qui prend son lait selon les âges. Véritable ORGANISME VIVANT, l’Eglise développe sa pleine autonomie, prend conscience de ses exigences avec une meilleure précision à mesure qu’elle traverse les siècles.
En clair, l’helléno-christianisme est une affabulation, une gnose. La métaphysique grecque est aux antipodes de la métaphysique chrétienne. En tout point. Tresmontant s’inscrit ainsi nettement dans la tradition audacieuse de Lucien Laberthonnière qui s'écarte du thomisme traditionnel, avec son monumental ouvrage, Le réalisme chrétien et l’idéalisme grec.
Il existe une philosophie chrétienne parce qu’il existe la gnose, laquelle relève de la psychologie, quand le christianisme s’ouvre sur le spirituel. Cette différence capitale entre l’esprit (ruach, pneuma) et l’âme (nepesch, psyché) a été étudiée dans Essai sur la pensée hébraïque.
Avant-propos
Introduction
Première partie : Les problèmes de la création
I/ L’affirmation de la création. La distinction entre l’Incréé et le créé.
II/ Création divine et fabrication humaine. Le problème de la matière.
III/ Un seul Dieu, créateur. La polémique antignostique.
IV/ Le liberté du Créateur et la gratuité de la création.
V/ Création et génération.
VI/ Création et commencement. L’irréversibilité de la création et la critique du mythe de l’éternel retour.
Deuxième partie : Les problèmes de l’anthropologie
I/ Le thème : divinité, préexistence, chute et retour de l’âme.
II/ La critique du thème : divinité, préexistence, chute, transmigration des âmes, avant Origène.
III/ La métaphysique de la chute et du retour dans le Peri Archôn d’Origène.
IV/ La critique de la métaphysique origéniste.
V/ La polémique antimanichéenne.
VI/ Le problème de l’origine de l’âme.
VII/ Les problèmes de la résurrection.
VIII/ Divinisation, liberté et problème du mal.
Conclusions et prolongements.
Appendice : Notes sur la permanence de la Gnose et du néo-platonisme dans la pensée occidentale.
Paru en 1958, Essai sur la connaissance de Dieu (214 pages) est une étude pour le moins ambitieuse qui « n'est pas sans comporter aux yeux de la philosophie du siècle quelque ridicule » (p. 8) puisqu’elle entend fournir des réponses claires à la question métaphysique classique centrée sur l’existence de Dieu.
Si l’essai compte parmi les plus riches du métaphysicien, son exigence première reste indéfectible : « Nous demanderons seulement deux choses : l'exercice de la raison, et l'expérience. » (p. 9)
De même, le lecteur idéal n’a pas changé : « Un homme pour qui le monde extérieur compte. Un solide rationaliste « matérialiste » et scientiste. Tel est notre interlocuteur préféré. Nous ne pouvons entreprendre un dialogue avec un schizophrène, qui met en doute l'existence du monde extérieur, l'existence de son propre corps, l'existence de tout, et même de sa raison. » (p. 10)
La catastrophe Kant
En 1997, peu avant sa mort, Claude Tresmontant s’entretenait sur Radio Notre Dame en présentant la pensée de Kant comme une "catastrophe", très exactement aux antipodes du judaïsme et de l’Eglise de Rome.
Ces mots sont durs si l’on oublie la déconstruction implacable de la philosophie kantienne que Tresmontant a souvent opérée tout au long de ses essais, comme c’est le cas ici. D’ailleurs, jamais il ne sera aussi minutieux à son égard.
La première partie met l’accent sur « la connaissance de Dieu à partir du monde, abstraction faite du phénomène Israël. »
Avec Bergson, il saisit l'occasion de souligner combien le néant que l’on entend partout ne se voit, en réalité, nulle part :
« Bergson, dans des analyses célèbres, a montré que non seulement le néant était impensable, mais qu'il était impensé. Nous ne pensons jamais le néant, et le mot néant ne recouvre aucune pensée. Il y a toujours de l'être dans notre pensée du néant, au moins l'être du sujet qui, par la pensée, annihile toutes choses. » (p. 21)
Cette pseudo-idée du néant est un point d’ancrage qui lui permet d’approcher l’a priori de Kant sur la raison, axe déterminant de sa déconstruction, laquelle vise à relever les présupposés de la critique kantienne :
« Cette pensée qui me vient, et qui est mienne, elle me vient, certes, « elle monte à mon cœur » comme disent les Hébreux mais je ne puis dire légitimement que j'en sois le créateur absolu ; la pensée qui me vient est aussi un don, un don auquel je coopère, un don qui est le fruit de moi-même conçu au plus profond de moi-même, mais cependant un don comme moi-même, car de moi, de ce je, je ne suis pas le créateur. Je suis à moi-même un don. » (p. 28)
En définitive, la méthode de Kant réduit la raison à un organon autonome, lui-même restreint à un strict usage empirique et incapable de transcender l’ordre expérimental. Kant ne cherche jamais à savoir si l’âme est créée ou incréée. Il met la question entre parenthèses. Même s’il lui reproche de faire de la raison humaine une « machine dont on puisse démonter les pièces une par une, et dont on puisse mesurer le pouvoir » (p. 45) Tresmontant admet que son doute méthodique est fécond si et seulement si ce dernier reconnaît ne pas être son propre créateur, auquel cas il se condamnerait à une neutralité totalement déconnectée des exigences de la pensée elle-même, rattachée à l’identité, c’est-à-dire, en dernière instance, à l’être avec tout ce qu’il implique dans son inachèvement. Or, c’est bien ce qui pose problème ici. La critique kantienne est fondée sur « sur une séparation factice et non critiquée entre l’esprit connaissant et l’être. » (p. 73)
De plus, si l’agnosticisme est méthodologique « cohérent, valable, utile » (p. 54), Tresmontant montre qu’on ne suspend pas à proprement dit son jugement, en sorte que l’agnosticisme ne peut être que méthodologique, jamais ontologique, sauf peut-être dans la philosophie de l’absurde ; comme l’écrit Meyerson : « L'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans le vouloir et surtout sans s'en douter la plupart du temps. » (De l'explication dans les sciences)
De fait, l’être n’est pas réservé à l’homme et « l'univers, comme nous-mêmes, est incapable de rendre compte de son existence. Il est, c'est un fait, mais c'est un fait qui n'a pas en soi sa justification. Si on objecte qu'il n'y a pas à chercher la justification ontologique de ce fait, mais qu'il suffit de la constater, je réponds que par là on renonce à l'exercice de l'intelligence dans sa démarche métaphysique. » (p. 82/83)
Sans se contenter de répondre à Kant, Tresmontant engage de nouvelles perspectives pour penser la raison elle-même. La pensée n’est pas un acte solitaire.
« La critique kantienne pose le problème de la connaissance dans une problématique, une hypothèse, de solitude. Rien d'étonnant à ce qu'elle ne puisse sortir de cette solitude primitivement posée. » (p. 195)
Il rejoint les observations d’André de Muralt ; dans son monumental ouvrage L’unité de la philosophie politique – de Scot, Occam et Suarez au libéralisme contemporain, il révèle cette tradition occamienne présente aussi chez Kant, selon laquelle la raison serait une potentia ordinata Dei, souvenir du volontarisme scotiste : la volonté est soumise à la loi morale a priori, limitée sinon aliénée à elle-même.
Quoi qu’il en soit, « la connaissance, pas plus que l'existence et la vie, n'est l'acte de l'homme seul, car l'homme n'est pas incréé. » (p. 196)
Le « geste » marxiste
Pour définir les réflexes psychologiques de chaque métaphysique, Tresmontant préférait utiliser le mot "geste" ; en effet, on retrouve dans des milieux totalement différents du globe une métaphysique qui ressemble à une autre, lesquelles sont toutes traversées par un "geste". C’est le cas pour la "métaphysique" marxiste dont on parle trop peu et qui renferme pourtant toute son approche du réel. Quand bien même elle fut la philosophie à la mode de son époque, Tresmontant demeure intransigeant à son égard :
« Marx et Engels sont partis des présupposés de la métaphysique de l'idéalisme allemand, et ont évacué la doctrine de l'aliénation et du devenir de l'Absolu. Ils ont reporté la doctrine de l'aliénation du plan métaphysique ou mythique au plan économique et politique. Mais ils ont gardé de l'idéalisme allemand, et du spinozisme, la thèse fondamentale : l'Univers est incréé. L'idée de création, pour Marx comme pour Spinoza, comme pour Fichte, est "l'erreur fondamentale absolue" (Fichte, Initiation à la vie bienheureuse, 6e conférence). Marx veut que la conscience populaire se délivre de cette idée d'une création. Il reconnaît que c'est une représentation très difficile à arracher de la conscience commune (Nationalökonomie und Philosophie, X, pagination de Marx) » (p. 85/86)
Il anéantit également le célèbre reproche de Marx à propos de "l'aliénation religieuse" : « La doctrine biblique et patristique de la création ne vise pas à écraser l'homme, à la réduire à la condition infamante d'esclave dépendant, mais à la diviniser, – c'est la doctrine de la théiôsis. »
Le Dieu de l’Ancienne Alliance…
Scandale pour les Grecs, l’expérience de la divinisation est davantage abordée dans la seconde partie qui porte le titre « De la connaissance de Dieu à partir d'Israël (abstraction faite du phénomène chrétien) ».
D’abord, Tresmontant insiste sur l’ancrage historique du prophétisme hébreu, sa manifestation concrète :
« La différence, décisive, entre le livre sacré d'Israël et les livres sacrés des religions du monde réside en ceci : le livre sacré d'Israël est le recueil d'actes et d'archives qui relatent une expérience historique opérée en plein jour, à ciel ouvert, à la face du monde. Ce n'est pas un livre qui prétend initier à des secrets transcendants au nom d'une Gnose invérifiable. C'est un livre d'expérience concrète, historique. Et cette expérience historique se continue... » (p. 143)
C’est l’occasion de revenir sur un des clichés du Dieu-colérique, infantile, qui est en réalité « un feu dévorant. Dieu est jaloux pour nous de cette vocation qui est la nôtre, et il ne veut pas que nous nous contentions à moindres frais d'une destinée de larve. […] La colère de Dieu est le nom même de l'amour de Dieu qui ne tolère pas la vanité, l'injustice, le crime de l'homme contre l'homme et contre lui-même. » (p. 158)
Il est inutile de revenir sur cette seconde partie. Le Prophétisme hébreu, la Doctrine morale des prophètes d’Israël sont plus détaillés sur cette question de l’Ancien Testament.
… qui ne fait qu’un avec le Dieu de la Nouvelle Alliance.
La dernière et troisième partie s’intitule « De la connaissance de Dieu à partir du Nouveau Testament » et entend synthétiser toutes les étapes franchies jusqu’ici.
D’abord, Tresmontant rappelle son amour de l’intelligence (qui ne lui appartient pas), amour indissociable de la foi chrétienne, laquelle ne sépare jamais l’intelligence de l’amour, ni l’intelligence de la foi. Il faut insister sur ce point : la foi est un assentiment de l’intelligence à ce qui est vrai. Par conséquent, elle n’a définitivement rien à voir avec la crédulité sentimentale comme peuvent en être convaincus même bien des catholiques qui adoptent souvent cette attitude fidéiste ou protestante sans s’en rendre compte :
« C'est à l'intelligence que constamment Jésus fait appel. Il la sollicite ; le reproche constant dans sa bouche, c'est : "Ne comprenez-vous pas, n'avez-vous pas l'intelligence ?" Ne croyez-vous pas encore ? ajoute-t-il aussi. Cette foi qu'il sollicite n'a rien d'une crédulité. Cette foi, c'est très précisément l'accès de l'intelligence à une vérité, la reconnaissance de cette vérité, le oui de l'intelligence convaincue, et non on ne sait quel sacrificium intellectus. C'est bien à notre intelligence que Jésus s'adresse, et non à notre crédulité. Contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, la crédulité et la faiblesse du jugement ne sont nullement agréables à Dieu. La vérité n'a nul besoin que l'homme s'abêtisse, ni qu'il saborde sa raison, qui lui est au contraire nécessaire pour atteindre à la connaissance de Dieu. […] Ce que le Maître du Nouveau Testament nous demande, ce n'est pas « d'humilier » notre raison, mais de l'ouvrir, et de comprendre. » (p. 180/181)
Le Christ n’est pas Spartacus
Encore aujourd’hui, « Certains reprochent à Dieu de n'avoir pas adopté le style impérial dans sa manifestation. Au lieu d'une naissance dans une étable à Bethléem, ils auraient préféré une descente solennelle et tonitruante sur la place publique de la grande Ville, de Rome, la capitale de l'Empire. Le style de Dieu n'est pas le style impérial, ni le style napoléonien... […] Dieu ne descend pas sur l'humanité avec une armée d'archanges. Il naît dans l'humanité, inaperçu comme toute naissance. […] Le Dieu d'Israël n'a pas besoin de nous jeter de la poudre aux yeux, comme les faux dieux inventés par les hommes. Sa puissance s'allie à la douceur, et il se manifeste dans la douceur et dans le silence, dans un "murmure doux et léger" (I Rois 19,12) » (p. 199)
Tresmontant fait observer que le Christ ne saurait lui-même, quand il se manifeste, s'affubler des oripeaux du clinquant et de la vanité.
« Jésus interdit le plus souvent à ceux qu'il guérit de le proclamer ; il demande le silence à ses disciples sur ce qu'ils découvrent de lui. » (p. 200)
Une bonne fois pour toutes, Tresmontant nous invite à sortir de ce cliché du Dieu niais de la Nouvelle Alliance ; le Dieu du Nouveau Testament est le même que Celui de l’Ancien Testament : Dieu terrible, en même temps que Dieu aimant. « Qui a voulu faire de Jésus ce maître efféminé et sucré, alors qu'il est le Maître terrible qui se découvre aussi bien dans les Evangiles que dans l'Apocalypse de Jean ? » (p. 200/201)
Sans être dans la complaisance pour l'abjection, Il est exigence de sainteté.
Citations
« La raison n'est pas un organon. C'est une exigence, mais une exigence dont nous ne pourrons connaître le dernier mot que lorsque nous aurons achevé la science. » (p. 37)
« Cette beauté, ce luxe de la création, indique qui est Dieu : il n'est pas ce dieu avare et triste, rancunier et comptable, mesquin, que veulent nous imposer tant de traités de spiritualité. Dieu est jubilation, son oeuvre qui le manifeste est jubilation. Sans aller jusqu'à parler d'un caractère dionysiaque, ce qui pourrait introduire des confusions, disons cependant que ce caractère dionysiaque que les anciens avaient aperçu dans la création est bien l'oeuvre du Créateur. Ce don de la femme qui est fait à l'homme, ce n'est pas le don d'un dieu chagrin, puritain, ni jaloux. » (p. 113)
Sur le problème du mal et de la mort : « Ne voir que l'horreur, comme les gnostiques, et déclarer que la création est foncièrement mauvaise, c'est délirer : c'est oublier toute la part de paix et de beauté de la vie. » (p. 115/116)
« Pour qu'il y ait problème du mal, souffrance et mort, il faut d'abord qu'il y ait vie. » (p. 112)
Sur la spécificité du christianisme : « Notons simplement ici la différence radicale qui existe entre l'idée chrétienne d'incarnation, et le thème, fréquent dans les religions aussi bien de l'Inde que de la Grèce, d'une manifestation d'un dieu à l'homme sous une apparence humaine. Les manifestations des divinités, dans la tradition indienne par exemple, peuvent être, d'abord, en nombre illimité. Selon certains théosophes hindous, Jésus est une de ces manifestations de l'Absolu, au même titre que d'autres, antérieures ou postérieures. Dans la perspective chrétienne, cette incarnation de l'Absolu est unique. Mais là n'est pas la différence la plus importante. Dans la perspective chrétienne, l'Absolu vient, dans ce monde qui est son oeuvre, se manifester en naissant à l'intérieur de l'humanité, en assumant pleinement l'humanité : pleinement Dieu, pleinement homme ; vraiment Dieu, et vraiment homme. Dieu n'a pas assumé une apparence d'humanité, mais l'humanité réelle et concrète. Le Christ est consubstantiel au Père, selon la divinité, et consubstantiel à nous, selon l'humanité, semblable à nous en tout, sauf le péché (= le crime). En cela, l'idée chrétienne d'incarnation, explicitée au concile de Chalcédoine, se distingue radicalement de toutes les théophanies des religions non-chrétiennes. » (p. 188/189)
Plan de l’ouvrage
Introduction
Première partie : De la connaissance de Dieu à partir du monde, abstraction faite du phénomène Israël
Deuxième partie : De la connaissance de Dieu à partir d’Israël, abstraction faite du phénomène chrétien
Troisième partie : De la connaissance de Dieu à partir du Nouveau Testament
Emblématique des recherches de Claude Tresmontant, La doctrine morale des prophètes d’Israël nous invite à découvrir le « fait » du prophétisme hébreu, ce qui engage à un renouvellement de l’intelligence, en vue de sortir des préjugés constamment entretenus devant cet épineux problème.
Comme le rappelle Tresmontant, « La Bible nous enseigne une psychologie de la mauvaise foi, selon laquelle l'inintelligence est mensonge. […] C'est, pourrait-on dire, à la pointe de la recherche de l'intelligence humaine du prophète que la Révélation est accordée, comme un don qui vient récompenser une quête de la pensée. » (p. 74/75)
Le « phylum hébreu »
Tresmontant s’offre l’occasion de souligner la spécificité d’Israël engagée dans l’histoire humaine. A ce propos, le professeur se fait l’ennemi de tout romantisme :
« L'élection d'Israël ne doit pas être comprise comme un choix arbitraire, voire injuste, que Dieu aurait fait d'une nation parmi les autres, pour lui confier son message et lui assurer une suprématie temporelle. C'est là une caricature, et une méconnaissance radicale de l'élection du Peuple de Dieu. L'élection du peuple de Dieu est une création. » (p. 115)
Ainsi, Yahweh crée un peuple nouveau. C’est la raison pour laquelle « Israël n'est pas, biologiquement parlant, une race. La définition d'Israël ne se trouve pas au niveau biologique, ni ethnique. Israël est la communauté de l'alliance (pas de type magique) » (p. 116) et Tresmontant tient à rappeler que « Rejeter le christianisme parce qu'il achève un développement dont tout le judaïsme biblique ne fait qu'exprimer l'existence, rejeter le christianisme au nom du judaïsme, c'est se mettre en contradiction avec soi-même, et avec le judaïsme. » (p. 106)
De ce tronc commun, Tresmontant ne repère aucune opposition marcionite entre le Nouveau Testament et l’Ancien ; de même pour la fausse opposition Justice/charité (p. 183). Il n’y a pas d’un côté un Dieu amour (Nouvelle Alliance) et un Dieu de colère (Ancienne Alliance).
« O toi en qui l'orphelin trouve compassion ! » Osée, 14,4.
La lente sortie des sacrifices
Sacrifier signifie « rendre sacré » ; les travaux de René Girard ont révélé l’origine des civilisations, lesquelles reposent sur des victimes divinisées dont le sacrifice assure l'unité au sein des communautés. La spécificité du prophétisme hébreu est de révéler ces sacrifices qui secrètent de faux dieux :
« Le prophète est l'homme de l'Esprit. La parole de Dieu lui est adressée. Il dénonce le péché du peuple de Dieu, et découvre le dessein de Dieu. » (p. 181)
L’existence du prophète participe d’un dialogue entre Dieu et l’homme, une rencontre constamment célébrée et qui s’incarne de plus en plus à mesure que le temps passe.
Les prophètes, sans aucune exception, s’inscrivent dans la révélation du sang innocent qui recycle de l’idolâtrie, vécue comme une véritable prostitution. Leur appel à sortir du sacrifice se fait de plus en plus intense et accentue la responsabilité de chacun quand l'anthropologie nous apprend très justement que le sacrifice institutionnalise les interdits, lesquels constituent une protection, certes bien fragile, aux violences intestines. De fait, lorsque notre « modernité » refuse la moindre « morale », le moindre « interdit », elle est redevable du prophétisme hébreu, le sachant ou non ; telles des stratifications, « Les différentes législations que nous trouvons dans l'Exode, dans le Lévitique, dans les Nombres et dans le Deutéronome, attestent cette évolution de la conscience morale du peuple hébreu. » (p. 96)
Comme René Girard, Tresmontant met en avant la pédagogie anthropologique et progressive de Dieu dont la Bible témoigne par la voie de ses prophètes.
Jérémie, 7, 30 : contre les sacrifices.
Ezéchiel 26, 20 : contre les sacrifices.
Lévitique 18, 21 : contre les sacrifices.
Amos 5, 21 : contre les sacrifices.
Osée 6, 6 = contre les holocaustes + sacrifices.
Michée 6, 7 = contre les holocaustes + sacrifices.
Jérémie 6, 20 = contre les holocaustes + sacrifices.
Isaïe 1, 2 = contre les sacrifices.
Tresmontant constate que le paganisme a une spécificité que l’on retrouve à tous les âges de l’antique humanité : le sacrifice des enfants.
« Ce ne sont plus les baals, divinités cananéennes, dieux de la nature, de la fécondité, maîtres de la vie, ni les molocks, divinités de la terre, mais les divinités des nations, les nations elles-mêmes divinisées. C'est toujours à des idoles nationales, à la Volonté de puissance, au Désir de posséder, aux Puissances d'argent, que les enfants des hommes sont sacrifiés. » (p. 99)
Il faut s’empresser d’ajouter que la pratique des sacrifices était elle-même présente en Israël, ce qui justifie la colère farouche des prophètes qui ne sont bien souvent pas écoutés ; certains meurent d’ailleurs pour cela. « La critique que font les prophètes d'Israël de la religion israélite est donc en fait la critique du vieux fonds cananéen, du rituel magico-sacrificiel païen contenu dans la religion pratiquée par Israël. » (p. 101)
Cela permet de rapporter combien cette pratique du sacrifice est proprement humaine et qu’Israël ne fait pas exception. D’ailleurs, la prescription des lois devient de plus en plus caduque dans cette éducation anthropologique, preuve qu’il existe un développement ; y revenir serait sacraliser sa vieille peau. Réciter sa leçon par cœur ne suffit plus.
Dieu se justifie : « Et j'allai jusqu'à leur donner des lois qui n'étaient pas bonnes et des coutumes dont ils ne pouvaient pas vivre et je les souillai par leurs offrandes, en les faisant sacrifier tous leurs premiers-nés, pour les punir, afin qu'ils sachent que je suis Yaweh. » (Ezéchiel, 20,25)
L’exemple le plus célèbre est la circoncision, pratique du vieux fonds archaïque ; on connaît certes la critique de la circoncision par Jérémie (4, 4) mais elle est déjà présente dans le Deutéronome : Deutéronome 10,16 = « Circoncisez donc votre coeur et ne raidissez plus votre cou » (p. 103)
Proverbes 21, 3 : « Pratiquer la justice et la charité est plus agréable à Dieu que le sacrifice. » (p. 102)
Une nouvelle anthropologie
Cela nous invite à reconsidérer totalement notre approche du réel. L’anthropologie que proposent les prophètes appelle à gagner les secrets du cœur, loin des abstractions philosophiques. En effet, « Pour la première fois, dans l'histoire des civilisations et des législations, l'homme est respecté, aimé, en tant qu'homme. Il ne s'agit pas d'un idéalisme moral, mais d'un réalisme humaniste : c'est l'homme qui existe, et non le mythe fabriqué par les mains de l'homme, et Israël ne sacrifiera pas aux idoles de mort, aux mythes de néant. » (p. 123)
A l’inverse, « On sait que les sectes gnostiques qui ont professé la mythologie la plus pessimiste, enseignant la chute de l'homme dans une matière irréductiblement mauvaise, et son exil dans un monde pernicieux, son enlisement dans un corps qui le souille, sont aussi celles dont les adeptes se vautraient avec le plus d'abandon dans la débauche la plus obscène. » (p. 186)
Dans ce cas de figure, on comprend davantage le rôle du prophète, du nabi qui « est à la fois de dénoncer le crime du peuple de Dieu, et de lui donner, au nom de Dieu, la signification historique et théologique du châtiment par les nations, ainsi que l'intelligence du dessein de Dieu, sur Israël et sur les nations. » (p. 131)
« Depuis Isaïe, Michée, Sophonie, jusqu'à Ezéchiel et au deutéro-Isaïe, la guerre est comprise comme un châtiment où les nations exercent les unes contre les autres le rôle de « marteau » et de « verge » » (p. 143) ; la sortie du sacrifice se mime d’une sortie de la guerre et traduit l’extrême exigence de la « doctrine morale des prophètes d’Israël ».
« Nous sommes maintenant habitués à cette expression de la conscience, parce que l'exigence apportée par les législateurs et prophètes d'Israël a pénétré, sinon les moeurs, du moins les idées de l'Occident, jadis chrétien. Cette exigence est maintenant « laïque » et commune à la pensée civilisée. » (p. 123)
L’essai entend embrasser le cœur de l’anthropologie biblique que Tresmontant nommera l’humanisme intégral, en écho à Laberthonnière ; ce travail sera secondé par Le prophétisme hébreu qui est une étude plus précise des phénomènes de prophétie au cours de l’histoire du peuple hébreu, afin de valider définitivement le « fait » du prophétisme.
Citations
« L'imposture en Chrétienté a été l'imposture d'une classe : celle des privilégiés, des possédants, des princes et des pasteurs. Il s'est trouvé, tout au long de l'histoire de l'Eglise, des princes de l'Eglise pour ne pas dénoncer le crime, et pour garder un silence complice sur l'oppression, l'exploitation, le racisme, le génocide. En préconisant, et en pratiquant d'ailleurs réellement, la « piété » et la « charité » individuelle, l'imposture en chrétienté a été politique. » (p. 195/196)
« Si la patrie est une réalité excellente en son ordre, il est interdit au chrétien d'en faire une divinité, comme les païens, qui lui sacrifient les enfants des hommes en les faisant passer par le feu. » (p. 196) note, bas de page.
« La Chrétienté, tout comme Israël, a été une prostituée. » (p. 196)
« L'humanité se divise en deux selon qu'elle aime ou n'aime pas le Fils de l'Homme. » (p. 198)
Table des matières
Introduction, La métaphysique biblique
La structure de la métaphysique biblique
La métaphysique biblique et le réel
La doctrine morale des prophètes d’Israël
Classique des études sur Saint Paul, Saint Paul et le mystère du Christ entend nous débarrasser de bien des contre-sens qui continuent d’être véhiculés à son sujet.
Dans son très beau livre Introduction à la métaphysique de Tresmontant, Yves Tourenne nous avertit qu’il s’agit bien de « l’œuvre d’un philosophe, ou d’un penseur de la cosmogenèse, qui a lu Teilhard de Chardin, et d’un penseur de la métaphysique biblique. » (p. 315)
En effet, Tresmontant avait proposé une lecture synthétique du chercheur en 1956 ; la même année, signe d’une parenté avec Saint Paul, il approche « le mystère du Christ ».
Le mot grec mysterion tire son origine probable du verbe muein qui signifie « fermer la bouche », ce qui a pu donner « mutisme » et « muet » ; le mystère mime le silence, une vertu de mystique très recherchée par Tresmontant : « Il faut savoir écouter, il faut savoir se taire, il faut aimer le silence, pour écouter le réel, pour l'ausculter, dans tous les ordres, et pour le penser en secret. » (Introduction à la théologie chrétienne, p.507)
Dans le monde biblique, le « mystère » désigne un secret (en hébreu, Sôd), un signe intelligible d’une richesse telle qu’il peut nous réduire au silence, comme en état d’émerveillement. C’est un pain de l’intelligence, le contraire des abstractions ésotériques réservées à des sectes d’initiés ; Tresmontant nous invite à goûter à ce pain que nous présente Saint Paul, en vue de discerner le cœur même de la métaphysique du Christ, le dessein créateur de Dieu. De fait, aucune contradiction entre le message du Christ et le message de Saint Paul.
Toutefois, si le Christ utilise une symbolique paysanne, Paul a tendance à la tourner en symbolique citadine (p. 11) ; en revanche, ni chez le Christ, ni chez Saint Paul, le « sentiment de la nature » n’est convoqué comme chez les romantiques. Les analogies sont toujours au service du sens fécond de la vie et ne sont jamais un moyen de la fuir.
Le milieu de Saint Paul
Encore aujourd’hui, on a tendance à considérer le judaïsme en un seul bloc ; or, désormais, on sait avec les travaux de Lietzmann notamment que le judaïsme talmudique a remplacé le judaïsme grec.
« la Loi mosaïque a subi un développement qui a été d'ailleurs ressentie par le judaïsme lui-même puisque la Halaka n'est rien d'autre que l'interprétation, en fonction des temps nouveaux et des circonstances nouvelles de la Loi écrite. Ce développement de la Loi, dans le Judaïsme, a été une augmentation, constante de la Torah, sans laisser tomber caduques de l'arbre. » (p. 99)
La contradiction est patente : le judaïsme qui prétend suivre depuis Moïse les prescriptions est lui-même cause d’une évolution dogmatique.
Au temps du Christ, les pharisiens (« séparé »), les peroushims, avaient la foule pour alliée, les scribes et la stricte observance de la Loi. Ils ont remplacé peu à peu les Sadducéens, les prêtres entourés par les riches et les aristocrates.
Sur le plan théologique, les pharisiens dont faisait partie Saint Paul avant sa conversion, ne rejettent pas la résurrection de la chair, contrairement aux Sadducéens.
Le rôle de la Loi mosaïque
Saint Paul ne rejette pas le sens normatif de la Loi qui a permis « d'ABREAGIR le péché, en faisant d'abord prendre conscience qu'il existe, en le faisant reconnaître comme péché. » (p. 67)
Le péché signifie le crime. Comme Tresmontant n’a cessé de l’écrire, on peut observer tous les jours que l’homme, le paléo-anthropien des paléontologues, le « vieil homme » de Saint Paul, vit de sacrifices et de meurtres ; il suffit de l’observer très simplement. De fait, dans l’histoire, « sans la Loi mosaïque, il n'y aurait pas eu d'Israël, parce que comme tous les autres peuples, celui-ci se serait vautré dans la prostitution aux idoles, dans le crime et l'injustice. Israël sans la Loi aurait été comme un organisme sans structure, sans possibilité d'existence autonome. » (p. 64).
Avec le Christ, la Loi ne suffit plus. L’humanité est arrivée à une nouvelle étape. C’est pourquoi le sens de la Loi n’est plus à strictement parler moral mais ontologique. L’exigence est à son point oméga : ce n’est plus un respect des Lois selon une relation de petit enfant devant son père mais une question d’être selon une relation d’époux.
« Une tentative pour faire régresser la « justice » du plan surnaturel chrétien au plan de l'éthique, se trouve dans la morale de Kant. La Critique de la Raison pratique représente un effort analogue à celui que Paul eut à combattre chez les Galates : chercher la justice dans l'observance d'une Loi morale. » (p.117)
Pour conclure sur ce point, la Loi n’est pas supprimée comme chez Marcion, mais accomplie. Aucun anti-judaïsme chez Saint Paul mais reconnaissance intégrale de la première matrice, du « phylum » hébreu. Ceci ne peut se comprendre que si l’on interprète le sens du prophétisme hébreu que Saint Paul maîtrisait.
La tradition du prophétisme
Le prophétisme hébreu éclaire une métaphysique du temps tout à fait originale ; petit à petit, comme un lent apprentissage, l’humanité se forme, en sortant des antiques programmations animales, de cette vieille humanité qui vit de sacrifices et d’idolâtrie (sacrifier = rendre sacré), laquelle est considérée comme la stupidité la plus mortelle chez tous les prophètes : « L'inintelligence, ce que les prophètes appellent la stupidité, est donc le péché fondamental, le péché par excellence, le péché contre l'esprit. […] L'idolâtrie est la stupidité fondamentale, conformément à l'enseignement des prophètes : stupidité métaphysique, qui confond le Dieu créateur avec le créé périssable. » (p. 121/122)
Que l’on pense à l’exemple célèbre que Saint Paul rapporte avec humour d’Athènes, en dépit des railleries qu’il a essuyées là-bas : « J'ai même trouvé un autel sur lequel était gravé : « A un Dieu inconnu ! » » (p. 126)
En effet, le propre du paganisme est de vivre selon l’antique humanité qui secrète des dieux par milliers et, le plus souvent, sans s’en rendre compte. C’est pourquoi « du point de vue païen, un Juif est « athée » puisqu'il refuse d'adorer les multiples dieux de la cité. C'est en tant qu' «athées » que les Juifs ont été persécutés dans l'Empire. Rappelons-nous la stupéfaction des armées romaines quand les vainqueurs eurent pénétré dans le Temple de Jérusalem, dans le Saint des saints, et qu'ils n'y trouvèrent au lieu des statues qu'ils attendaient, rien. » (p. 158-159)
Vers une anthropologie intégrale
« Si l'Incarnation s'était effectuée au paléolithique, par exemple, dans une quelconque tribu humaine, le monde n'aurait pas connu la Visite de Dieu. L'Evangile n'aurait pas pu être annoncé, parce que non seulement il n'aurait pas trouvé un terrain pour le recevoir, mais aussi parce que l'humanité n'avait pas encore atteint son âge, réalisé une unité, qui permît au levain de la Parole de soulever la pâte humaine. Il fallait donc que la pâte humaine soit physiquement prête à recevoir cette semence. Avant ce moment-là, l'annonce de l'Evangile aurait été prématurée. C'est pourquoi la Bible attache une telle importance aux « temps » » (p. 77)
Nous retrouvons ici la métaphysique biblique du temps, toujours prospective, jamais rétrospective. Il est étonnant de constater que « l'Incarnation, en fait, s'est opérée au moment où l'Empire romain avait fait l'unité du monde méditerranéen. » (p. 77)
L’Incarnation éclaire le sens de la foi qui, dans le christianisme, ne « ne s'oppose pas à la connaissance, comme chez les gnostiques. Elle est connaissance, connaissance de Dieu, intelligence du mystère de Dieu manifesté en son Fils. » (p. 153)
« Vouloir connaître quelque chose, c'est n'avoir rien compris au mystère de Dieu qui est quelqu'un. » (p. 153)
Pour connaître davantage ce « Quelqu’un », l’ascèse est une des conditions, en vue de la divinisation réclamée. Elle est une purification de l’antique humanité, en vue de ratifier davantage le don de la vie surnaturelle. « L'ascèse paulinienne est une ascèse athlétique. Elle n'a rien d'une ascèse morbide, d'un masochisme stérile, elle est essentiellement orientée vers le fruit à porter. On émonde l'arbre pour qu'il porte davantage de fruit. Saint Paul, c'est le contraire de « la recherche du temps perdu ». » (p. 160)
Il faut s’entendre tout de suite sur le mot « chair » ; par exemple, des intellectuels comme Michel Onfray disent que le christianisme véhicule une haine du corps. C’est tout le contraire qui est vrai.
En réalité, il s’agit d’un malentendu sémantique : l’univers biblique n’est pas l’univers matérialiste resté victime du dualisme platonicien avec, d’un côté, le corps et, de l’autre, l’âme, laquelle est supprimée dans le schéma des matérialistes. Ici, la chair (de l’hébreu basar) ne désigne pas le corps mais la totalité humaine. Ainsi, Paul ne dit pas que le corps est mauvais (thèse manichéenne) mais que « l'humanité est, en son fond, pécheresse » en s’opposant à la vocation de Dieu.
On sent qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation qui sera davantage approfondi, cette fois, dans Schaoul Paulus, la théorie de la métamorphose où, comme le suggère son titre, Tresmontant va révéler l’anthropologie intégrale qui est le cœur du christianisme : ce qui est voulu depuis le début nous est révélé par le Christ qui résume l’union entre l’Incréé et la créature, modèle à assimiler selon une relation d’amitié, sans confusion, sans altération.
Avec ce troisième ouvrage paru en 1956, Tresmontant s’offre l’occasion d’approcher l’évolution biologique par le biais des travaux de Teilhard de Chardin, célèbre paléontologue et géologue avec qui il a pu correspondre en le considérant comme un de ses maîtres ; le grand projet de ce biologiste de formation entend associer l’ordre physique à l’ordre métaphysique, ce qui laisse suggérer d’emblée que le physique n’est pas de la « matière brute » dépourvue de signification tel que le présentait Kant.
En d’autres termes, la biologie contiendrait de la métaphysique, au point d’être appelée "ultra-physique" (p. 20)
Eclairage sur la méthode : le refus du concordisme
Cette étude de 131 pages porte son attention aux écrits de maturité de Teilhard, soucieux d'un effort de synthèse ; il s’agit de mettre en lumière sa vision scientifique, son plan ; Tresmontant se veut scrupuleux : "Aucun concordisme : mais un effort de cohérence, la quête de l’unité, respectueuse de la diversité des démarches de la connaissance." (p. 10)
Tresmontant s’en explique davantage, ce qui est un moyen aussi de répondre aux reproches qu’on lui adressait à ce sujet, reproches qu’on a souvent faits à Teilhard afin de discréditer l’ensemble de ses travaux sans les comprendre dans leur "totalité organique, comme une personne, c'est-à-dire dans la pensée vive qui l'informe et qui l'anime, dans l'esprit qui est au principe et au terme." (p. 130) :
"On a accusé Teilhard de concordisme pour avoir tenté cette synthèse entre l'enseignement du réel et l'enseignement de la Révélation. Le concordisme est un essai illégitime de rechercher dans l'Ecriture sainte des connaissances qui ne sont pas de son ressort, puisqu'elles doivent être fournies normalement par une enquête scientifique. La démarche du Père Teilhard n'a rien de commun avec le concordisme. Parler de concordisme dans son cas, c'est caser paresseusement un problème nouveau dans un tiroir ancien. La démarche de Teilhard ne consiste pas à rechercher dans l'Ecriture des vérités scientifiques – il en est loin ! – mais à laisser se rejoindre en lui les sources du savoir, comme inévitablement l'esprit est amené à le faire, s'il ne veut pas construire artificiellement des cloisons étanches, à l'intérieur de lui-même, entre sa foi et sa science." (p. 84)
Rappelons aussi que Teilhard s’est toujours considéré comme un naturaliste qui avait pour point de départ l’expérience ; la théologie l’ennuyait beaucoup. Du reste, à ses yeux, il n’existe aucune confusion entre la science et la foi mais une distinction et une correspondance organique.
Du cosmos à la cosmogenèse
L’évolution nous a appris ce qu’était le temps. La grande découverte de Teilhard est que l’univers n’est pas cosmos mais cosmogenèse. Dans un autre sens, l’univers n’est pas clos sur lui-même, il se fait sans cesse et reste à faire, ce qui est l’occasion pour Tresmontant de critiquer ce qu’il appelait "la philosophie tentante", à la mode :
"Une comparaison s'impose à cet égard entre la pensée de Teilhard et celle de Heidegger : deux visions du monde, deux "philosophies" diamétralement opposées. L'une, scientifique, découvrant le sens de la cosmogenèse et la temporalité irréversible de la création orientée vers un terme de maturation. L'autre, scolastique et littéraire, affirmant l'absurdité essentielle de l'être. Une philosophie de la naissance, de l'être-pour-la-vie et une philosophie de l'être-pour-la-mort." (p. 56)
De fait, l’Univers n’est pas une "chose posée là", mais une série de choses qui sont en train d’être créées, les unes à partir des autres, petit à petit. C’est une évolution créatrice, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Bergson. De plus, "la montée de l'esprit dans l'Univers est un phénomène irréversible." (p. 56)
Teilhard (in La réflexion de l'énergie) : "Sous peine d'étouffer sur soi, l'Evolution, devenue réfléchie, ne peut être conçue comme se poursuivant dans un "Univers cyclique et clos" : elle est incompatible avec l'hypothèse d'une mort totale." (p. 58)
La désertion de la question du réel par la philosophie a relégué celle-ci au rang d'une science humaine ; or, la philosophie est bien plus qu’une science portant sur l’humain…
"Le philosophe peut bien dire et écrire qu'après tout le réel est peut-être absurde "par construction". Le savant familier, par un contact personnel et concret, avec cet Univers exploré aussi bien dans ses dimensions spatiales que dans sa profondeur temporelle, ce savant sait bien que l'hypothèse du philosophe est purement verbale." (p. 59)
Dans son refus du fixisme, Teilhard remarque que l’évolution est orientée selon une loi de récurrence dont l'Omega demeure le phénomène humain. "L'homme n'apparaît (...) plus, comme dans l'ancien anthropocentrisme naïf, au centre spatial de l'Univers, - mais il se découvre réellement situé au sommet du Temps, à la flèche d'une Evolution orientée vers les hauts Complexes." (p. 38)
Du simple au complexe
C’est donc un fait : dans l’histoire de l’univers, nous passons du plus simple au plus complexe : "la biologie ne serait pas autre chose que la Physique du très grand complexe."
Toutefois, le reproche que l’on continue de faire dans ce cas de figure est que le simple n’est pas aussi simple que cela. Le professeur connaît ce reproche. C’est pourquoi il écrit, à la suite de Teilhard :"Assemblés dans l’ordre, les 360 types de noyaux atomiques aujourd’hui reconnus par la Physique, de l’hydrogène à l’Uranium, constituent une hétérogénéité, non une complexité. En ce sens, une Planète est hétérogène elle n’est pas complexe. La complexité est une hétérogénéité organisée."
Ce qui est mis en avant est la combinaison, autrement dit : le rôle de la substance est ici convoqué ; ainsi, un atome est plus complexe qu’un électron, une molécule plus complexe qu’un atome, une cellule vivante plus complexe que les noyaux chimiques les plus élevés qu’elle renferme. Ce qui détermine une complexité, ce n’est pas la diversité des éléments mais la variété corrélative des liaisons nouées entre ces éléments.
Afin d’illustrer le rôle déterminant de la substance, du psychisme en somme, il arrive que Tresmontant utilise l’exemple de l’ordre des grains de sable. "L'ordre des grains de sable, lorsque ma main s'est retirée, est l'ordre d'éléments physiques, les grains de sable, qui restent étrangers les uns aux autres, partes extra partes. C'est l'ordre d'un tas. De toute façon, en effet, et quel qu'eût été mon geste, il y aurait eu un certain ordre. De même si, dans une imprimerie, je jette en l'air les caractères d'imprimerie qui sont dans les tiroirs, quoi que je fasse, il en résultera, par terre, un certain ordre des caractères d'imprimerie, dans leurs dispositions mutuelles. Ces ordres sont tous également improbables, c'est-à-dire que, si j'ai obtenu ainsi un certain ordre, pour obtenir la même disposition en jetant les caractères en l'air, il me faudra, dans tous les cas, une bonne petite éternité. Mais l'oeil, l'oeil vivant, bien entendu, n'est pas un tas" (in La Crise moderniste) puisqu’il réagit, ce qui traduit l’existence d’une substance capable d’organisation, s’intensifiant avec le processus de céphalisation.
En effet, par le biais des travaux de Teilhard, Tresmontant constate que nous allons des formes les plus simples aux plus complexes, des monocellulaires jusqu’à l’homme capable de dire "Je".
"Avec l'apparition de la Pensée, tout change : la Noosphère [l’ordre de la conscience réfléchie] tend à constituer une unité biologique réelle" (p. 67)
De fait, avec la venue de la conscience réfléchie dans l’univers, la conception traditionnelle du temps éclate : "Contrairement au temps cyclique des mythologies panthéistes, le temps de l'Univers est orienté d'une manière irréversible." (p. 71)
Devant ce constat, Teilhard remarque que l’anthropogenèse continue la biogenèse, laquelle poursuivait l’œuvre de la cosmogenèse. La vision de Teilhard est unitive : le terme du monde est l’Unité réelle des êtres dans la diversité de leurs personnes. "L’évolution cosmique poursuit une œuvre de nature personnelle" rapporte Tresmontant.
L’être humain aussi est inachevé. Le point dit "Omega" désigne cette personnalisation visée, laquelle a pour axe le Christ, Pantocrator. Le dessein est l’ultra-humain : non pas vers le mieux-être mais vers le plus-être, soit l’accomplissement de la plénitude de l’Homme dans son être (p. 129)
Un Tresmontant critique
Tresmontant n'a jamais été un "disciple béat" comme il tenait à le répéter ; par exemple, il n'a pas été totalement d'accord avec Teilhard, notamment sur la question du mal et le risque d'échec. A la fin de l'ouvrage, dans la section "Quaestiones disputatae", il discute de la notion de Multiple chez Teilhard, avec l'origine du mal.
"Pour éviter le Charybde d'un Univers créé d'une manière purement contingente et arbitraire, Teilhard tombe dans le Scylla d'une mythologie bien connue : Dieu s'achève en créant le Monde, Dieu s'engage dans une lutte avec le Multiple (le Chaos antique) pour se retrouver lui-même, au terme de cette oeuvre, plus riche et pacifié : vieille idée gnostique qui se retrouve chez Bohme, chez Hegel, chez Schelling... Une fois encore, Teilhard est victime des antinomies inévitables de la raison pure. La critique de ce qu'il refuse est valable, mais la solution qu'il propose ne semble pas meilleure que la thèse qu'il rejette." (p. 115-116)
Autrement dit, Teilhard réduit l’existence du mal à la méthode naturaliste, dans la mesure où il explique le mal avec l’ordre physique et ne voit pas qu’il a une définition proprement métaphysique. On retrouve le "geste" plotinien qui sera aussi celui de Bergson au sujet du Multiple qui justifierait le mal ; cette question préoccupe davantage Tresmontant, au point de déclarer, quelque peu grave : "La perversité des bourreaux des camps de concentration ne s'explique pas par le Multiple." (p. 117)
"Assurant et intégrant les risques d'échec, l'optimisme de Teilhard est, selon la formule qu'Emmanuel Mounier appliquait au Christianisme lui-même, un optimisme tragique." (p. 62)
Cela n’empêche pas Tresmontant de comparer Teilhard à Saint Jean de la Croix ou Sainte Thérèse d'Avila, en soulignant son courage et sa souffrance devant les attaques ou tentatives de déstabilisation tant du monde de la foi que celui de la science. Plus tard, nous verrons que "Blondel nous offre l'ontologie dont la phénoménologie teilhardienne a besoin" (Introduction à la métaphysique de Maurice Blondel, p. 58) et peut-être tout le plan de Tresmontant aura-t-il eu pour objectif de les unir.
Introduction
I / La vision du monde
Le point de vue et la méthode
Le sens de l’Evolution
Le paramètre de complexité croissante
Le paramètre de céphalisation
L’Evolution continuée
Le pas de la réflexion
La convergence de l’Evolution
Le Point Oméga
II / Teilhard, penseur chrétien
Christologie
La spiritualité
Quaestiones disputatae
1) La création
2) Le problème du mal
Conclusions et réflexions
Bibliographie sommaire de quelques textes accessibles