Claude Tresmontant a marqué son époque par l'abondance de sa production littéraire et par l'originalité de celle-ci. Il connut un succès certain dans les premières années (du début des années 1950 jusqu'au milieu des années 1970) puisque lui fut décerné le grand prix catholique de littérature en 1962 (prix Maximilien Kolbe). La presse nationale le flatte, notamment le journal Le Monde, ainsi qu'en a témoigné Pierre Chaunu. Ce dernier relate : "Il s'ensuit, comme de juste, que ses collègues universitaires lui en veulent. Puis les choses se gâtent. Dans "Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques" (1976), il a osé l'apologétique..." En 1983 commence la descente aux enfers avec la parition du "Christ hébreu" dans lequel il remet en cause le 'dogme' de la rédaction tardive des évangiles, tenue pour acquise par les spécialistes en Ecriture Sainte (ou réputés tels). L'intolérance de la Pensée unique se déchaîne alors et met tout en oeuvre pour le discréditer, en laissant planer un doute sur ses compétences historiques et théologiques.
Il reste que, avant que ne survienne cette polémique, les écrits déjà parus n'avaient pas semblé être dénués d'intérêt pour l'orthodoxie catholique, puisque le pape Paul VI "voyait en lui un des rares penseurs chrétiens en qui on pouvait faire confiance... en excellente compagnie avec Jacques Maritain et Jean Guitton". Ce même Jean Guitton qui disait de lui : "Mon maître".
De même, le fait d'enseigner à La Sorbonne et d'être correspondant de l'Institut, justifiait la place officielle qu'il occupait dans le monde du savoir et de la culture.
Pour André Frossard, les choses furent un peu différentes, car c'est le parcours d'un mystique qui a rencontré Dieu par hasard ("comme on rencontre un platane" disait-il avec humour ), qu'il convient d'apprécier.
Après sa conversion subite, seul son proche entourage fut informé de ce qu'il avait vécu. Il fit carrière dans le journalisme, à l'Aurore d'abord ; au Figaro ensuite où il écrivait chaque jour un petit "billet d'humeur" intitulé Cavalier seul. C'est en 1969 qu'il accéda véritablement à la notoriété lorsque fut publié son livre-témoignage "Dieu existe je l'ai rencontré".
On pourrait supposer qu'il fut seulement marqué par cet évènement extraordinaire qui bouleversa sa vie (l'irruption soudaine du divin dans une vie ordinaire n'étant pas chose courante...). La réalité fut plus cruelle. Un an à peine après s'être marié (et son premier fils, Michel, âgé de moins de 3 mois), il fut arrêté à Lyon par les Allemands le 10 décembre 1943, et emprisonné au fort de Montluc pour faits de résistance. Il avait presque 29 ans. Il resta enfermé dans ce qu'on a appelé plus tard la baraque aux juifs jusqu'en août 1944. Sur les 79 personnes qui étaient encore en vie à ce moment là, seules 7 d'entre elles (dont André) survécurent. Pendant les 8 mois de sa détention, chaque jour il craignait de faire partie de ceux qui étaient appelés par les Allemands à partir "sans bagages ", c'est à dire à être mené devant le peloton d'exécution.
Après qu'il en fût sorti, André dira de ce cauchemar : " Pendant des années, la main immatérielle du rêve m'a reconduit presque chaque nuit en prison...". Il précisa aussi de quelle manière il était perçu par ses compagnons d'infortune, lesquels étaient témoins de la foi qui l'animait malgré tout : "Il y en avait qui me disaient, "et encore ! toi, tu as de la chance ! tu es croyant !" Dans l'imagination populaire, un croyant, ça ne souffre pas. C'est un être surnaturel, blindé. La certitude de se réveiller un jour dans l'autre monde avec des frisettes et une guitare sur les genoux doit l'emporter sur tout autre sentiment... J'avais beau leur expliquer, donner des exemples, je leur disais "voyons ! quand tu vas chez le dentiste, tu es bien sûr d'être soulagé en sortant, ça ne t'empêche pas de te trémousser sur le fauteuil pendant qu'on promène la fraise dans tes dents creuses... La religion, c'est pareil, ça n'empêche pas le mal de mer et les sentiments... Rien n'y faisait. Ils insistaient : "Ah ! si j'étais croyant !" ".
Quand la guerre fut terminée, la vie reprit son cours normal pendant quelque temps. Une deuxième naissance était attendue pour les premiers mois de l'année 1949. Ce fut un drame. Le 14 février 1949 naquit et mourut le deuxième fils qu'on prénomma Dominique. Le malheur ne s'arrêta pas là. Quatre ans plus tard, le fils aîné, Michel, mourut à son tour le 4 avril 1953, un Samedi Saint , âgé d'à peine 10 ans. Si la naissance de deux filles vint par la suite adoucir sa vie (et celle de son épouse), il resta marqué pour toujours par toutes ces tragédies qu'il avait vécues en l'espace de 10 ans. Il disait de sa vie : "quand on en fait le résumé, on aperçoit que ça va de la morgue à des tombes... Je n'ai pas du tout été ménagé par l'existence ...".
Outre son livre "Dieu existe je l'ai rencontré", André écrivit de nombreux autres ouvrages, tous empreints de la même volonté de témoigner de la vérité du christianisme. On citera notamment : "Il y a un autre monde", "Dieu en questions", "L'homme en questions", "L'art de croire" , "Les 36 preuves de l'existence du diable", "N'oubliez pas l'amour" (livre consacré à la vie de Maximilien Kolbe). Devenu l'ami personnel du pape Jean-Paul II, qui avait lu l'édition polonaise de "Dieu existe..." et demandé à faire plus ample connaissance de son auteur, il écrivit trois ouvrages à lui consacré : "N'ayez pas peur", "Le monde de Jean-Paul II", et "Défense du pape".
De manière plus incisive, il écrivit un livre "le parti de Dieu" adressé aux évêques de France pour leur faire le reproche de s'être trop éloigné du spirituel en "multipliant les concessions à la mode intellectuelle, les compromis avec le monde...", justifiant le bien fondé de ses propos en soulignant avec une ironie féroce : "Vous parlez de moins en moins comme Saint Paul, et de plus en plus comme un sénateur centriste. Sur quoi l'auteur, qui a passé sa vie à défendre l'Eglise, a quelques remarques à vous faire ". On comprendra qu'il se soit fait quelques solides inimitiés au sein du clergé... (à l'exception de Jean-Paul II qui lui conservera toute son amitié jusqu'à sa mort, le 2 février 1995).
Elu à l'Académie Française en 1987, il demeura tout à sa tâche : témoigner, encore et toujours témoigner. Il précisa même un jour lors d'une interview : "Je m'adresse à ceux qui, comme moi, ont été bousculés et presque, par moments, détruits par les duretés, les cruautés de la vie. Je m'adresse au chrétien chancelant, au chrétien qui doute, à celui que l'épreuve a couché ou renversé... C'est à ces frères là et à ces soeurs dans le malheur et qui doutent que je m'adresse. Je voudrais leur rendre un peu d'espérance, et au besoin, d''enjamber les difficultés de la foi, pour entrer directement dans l'espérance, et leur dire : "mais vous avez raison de croire... Mais vous avez raison d'espérer." La foi n'est pas vaine, j'en ai la certitude absolue et aussi l'espèce de disgrâce de me promener avec des certitudes absolues dans un monde qui est dans le doute intégral...".
Après m'être informé auprès de proches l'ayant connu, il m'a été donné d'apprendre qu'André Frossard avait connu Claude Tresmontant (sans pour autant le fréquenter assidûment), et qu'il l'appréciait...
En guise de conclusion, résumons les similitudes qui apparaissent au cours de leurs deux vies :
- Naissance et éducation jusqu'à l'adolescence dans un milieu athée ;
- Proximité avec le judaïsme et le protestantisme ( André Frossard avait pour grand mère paternelle une femme juive, née Schwob, et des grands parents maternels de tradition protestante. Claude Tresmontant s'éveilla au christianisme par le protestantisme et il fut un hébraïsant hors du commun...) ;
- Baptême voulu à l'âge de 20 ans (résultant d'une conversion subite pour André Frossard ; faisant suite à une réflexion raisonnable pour Claude Tresmontant) ;
- Accueil favorable par la papauté ( Paul VI pour Claude Tresmontant, Jean-Paul II pour André Frossard) ;
- Reconnaissance "sociale", au moins un certain temps, par l'intelligentsia de l'époque ;
- Témoignage incessant par les deux hommes de la vérité du christianisme ;
- Inimitié d'un grand nombre de gens d'église... expliquant peut-être l'oubli entretenu de l'oeuvre de ces deux hommes hors du commun.