Il nous reste à évaluer les résultats de la méthode déductive, dans sa prétention à dire le réel en amont de toute expérience sensible.
Claude Tresmontant évoque à ce sujet l'exemple emblématique de René Descartes. Le philosophe français entendait déduire sa physique et sa biologie de sa métaphysique élaborée a priori [1]. Avec quel succés?
Nous le savons, la philosophie de Descartes est mécaniste : la nature est comparée à une machine fabriquée de mains d'homme - elle est intelligible à partir de ce présupposé.
"Je suppose que le corps n'est autre chose qu'une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu'il est possible : en sorte (...) qu'il met au dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu'elle marche, qu'elle mange, qu'elle respire, et enfin qu'elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes. Nous voyons des horloges, des fontaines artificielles, des moulins, et autres semblables machines, qui n'étant faites que par des hommes, ne laissent pas d'avoir la force de se mouvoir d'elles-mêmes en plusieurs diverses façons." [2]
"Je désire, écrit Descartes à la fin de son traité de L'Homme, que vous considériez, après cela, que toutes les fonctions que j'ai attribuées à cette machine, comme la digestion des viandes, le battement du coeur et des artères, la nourriture et la croissance des membres, la respiration, la veille et le sommeil... : je désire, dis-je, que vous considériez que ces fonctions suivent naturellement, en cette machine, de la seule disposition de ses organes, ne plus ne moins que font les mouvements d'une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues ; en sorte qu'il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son coeur, et qui n'est point d'autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés." [3]
Lorsqu'en 1628, William Harvey démontra expérimentalement que la poussée du sang vers les sorties du coeur provient de sa contraction active, Descartes s'opposa de toutes ses forces à cette découverte qui révélait une activité propre d'un organe physique, et contredisait sa théorie mécaniste du corps humain. Dans une lettre adressée au P. Mersenne, le 9 février 1639, Descartes écrivait à propos de Harvey : "Vous me mandez qu'un médecin italien a écrit contre Herveus de motu cordis... Bien que ceux qui ne regardent que l'écorce jugent que j'ai écris le même qu'Herveus, à cause de la circulation du sang, qui leur donne seule dans la vue, j'explique toutefois tout ce qui appartient au mouvement du coeur d'une façon entièrement contraire à la sienne... Cependant, je veux bien qu'on pense que, si ce que j'ai écris de cela, ou des réfractions, ou de quelque autre manière que j'ai traitée en plus de trois lignes dans ce que j'ai fait imprimer, se trouve faux, tout le reste de ma philosophie ne vaut rien"... [4]
On ne saurait mieux dire...
Pareillement, Descartes s'opposa vivement à Beeckman qui affirmait que la lumière met du temps pour se propager. Voilà qui offensait gravement sa philosophie, et ne pouvait donc être vrai... A moins que... "Vous souteniez, au contraire, que la lumière ne peut se mouvoir que dans un intervalle de temps ; et vous ajoutiez que vous aviez imaginé une expérience qui ferait bien voir lequel de nous deux se trompait... Je disais au contraire que, si on percevait un tel retard, ce serait l'écroulement de toute ma philosophie"... [5]
Et si nous prenions enfin Descartes au mot - plutôt que de l'ériger, dans les facultés, en modèle indépassable de la rationalité? [6]
Telle est la méthode cartésienne : le philosophe met au jour sa connaissance des choses par un raisonnement "pur", antérieur à toute expérience, à partir du seul cogito, du "moi" qui se connaît immédiatement lui-même. Puis il déduit de cette connaissance primordiale, de ses principes métaphysiques posés a priori, des popositions cosmologiques, physiques, biologiques...
... qui s'avèrent fausse lorsqu'elles se trouvent affrontées au réel...
Ainsi Descartes déduisait-il de ses présupposés que l'étendue du monde est infinie, ou que l'energie se conserve toujours en égale quantité dans l'univers...
Comme Leibniz le disait déjà : "Si Monsieur Descartes avait donné moins à ses hypothèses imaginaires et s'il s'était attaché davantage aux expériences, je crois que sa physique aurait été digne d'être suivie"... [7]
Jean Rostand se montrera extrêmement sévère envers la métaphysique cartésienne, qui rejette dédaigneusement les données de l'expérience lorsqu'elles contrarient ses théories : "Que Descartes, en dépit de tout son génie, ait été un piètre physiologiste, qu'il ait multiplié les erreurs, prodigué les naïvetés et les bévues de toutes sortes, tant à propos de la circulation du sang qu'à propos de la formation du foetus ou du fonctionnement de l'appareil nerveux, il n'y a là rien de bien surprenant, encore que déjà, de son temps, quelques hommes de science aient, en utilisant la méthode expérimentale, commencé de prendre la bonne route vers la compréhension des phénomènes vitaux. Mais ce qui frappe, en son cas, frappe le lecteur d'aujourd'hui, c'est le ton péremptoire qui lui est propre, c'est la façon tranchante dont il affirme, dont il décide, dont il disserte de ce qu'il ignore, dont il veut imposer comme des certitudes logiques les "imaginations" et les hypothèses qu'il déduit d'un système créé de toutes pièces." [8]
Le physicien contemporain Bernard d'Espagnat ne sera pas moins critique envers la méthode déductive du philosophe français : "Descartes voudrait que la structure du monde physique fût, pour l'essentiel, entièrement déductible par la raison sans aucun recours à nos sens. L'échec presque complet de la physique cartésienne, le nombre de ses prétendues "déductions" qui n'en sont pas et qui sont fausses, montrent que les plus puissants esprits ne peuvent découvrir la vérité en employant cette méthode." [9]
[1] cf. notre article du 8 août 2011, La métaphysique de René Descartes.
[2] René Descartes, L'Homme, Ed. Adam-Tannery, XI, p. 119, cité par Claude Tresmontant, in Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques, Seuil 1976, p. 163
[3] René Descartes, op. cit., p. 121, cité par Claude Tresmontant, op. cit., p. 164
[4] René Descartes, Lettre à Mersenne, 9 février 1639, Ed. Adam-Tannery, II, p. 500-501, cité par Claude Tresmontant, op. cit., p. 164-165
[5] René Descartes, à Beeckman, 22 août 1634, Ed. Adam-Tannery, I, p. 308, cité par Claude Tresmontant, op. cit., p. 165
[6] cf. notre article du 24 août 2011, Le dogme de la philosophie moderne.
[7] Leibniz, à Philippi, Philosophischen Schriften, Ed. Gerhardt, IV, p. 282, cité par Claude Tresmontant, op. cit., p. 167
[8] Jean Rostand, préface au livre du Dr L. Chauvois, Descartes, sa Méthode et ses Erreurs en physiologie, Paris, 1966, p. 7, cité par Claude Tresmontant, op. cit., p. 165-166
[9] Bernard d'Espagnat, Conceptions de la physique contemporaine, Ed. Hermann, Paris, 1965, p. 113, cité par Claude Tresmontant, op. cit., p. 167.